vendredi 19 décembre 2014

De New York à Pétersbourg (rhinologie)




  "About half way between West Egg and New York the motor road hastily joins the railroad and runs beside it for a quarter of a mile ... "  

 

   "A peu près à mi-chemin entre West Egg et New York, la route rejoint soudain la voie ferrée qu'elle suit sur un quart de mille, comme pour s'écarter d'une certaine zone désolée de l'endroit. C'est là une vallée de cendres, lieu d’invraisemblables cultures où les cendres poussent comme le blé, en ondulations, en collines et en monstrueux jardins; où les cendres prennent la forme de maisons, de cheminées, d'ascendantes fumées puis, finalement, et par suite d'un effort transcendant, celle d'hommes gris  cendre qui se meuvent faiblement pour déjà s’évanouir dans l'air poudreux. De temps en temps, une file de wagonnets gris rampe sur d'invisibles rails, émet un horrible grincement, s’immobilise, et immédiatement les hommes gris cendre, en un fourmillement, soulèvent de leurs pelles de plomb un nuage impénétrable qui dérobe à votre vue leurs obscures opérations.

   Mais au-dessus de cette zone grise et des bouffées de poudre lugubre qui s'y dispersent sans fin, vous percevez, après un moment, les yeux du docteur T. J. Eckleburg. Les yeux du docteur T. J. Eckleburg sont bleus et gigantesques, leurs rétines ont un mètre de haut. Ils regardent dans un visage absent mais de derrière une paire d'énormes lunettes jaunes qui chevauchent un nez inexistant."

   
   Francis Scott Fitzgerald, Gatsby le magnifique , trad. personnelle de The Great Gatsby, (1925), Chap. II p. 29, Penguin Popular Classics, 1994. 




   "Не успел Иван уйти в конуру свою, как послышался в передней незнакомый
голос, произнесший:
- Здесь ли живет коллежский асессор Ковалев?"
...
   

   "Ivan avait à peine regagné sa tanière qu'une voix inconnue retentit dans l'antichambre.
   "C'est bien ici qu'habite M. l'assesseur de collège Kovaliov?" 
   Le major bondit 
   "Entrez ; le major Kovaliov est chez lui",  dit-il en ouvrant la porte.   
   Celle-ci livra passage à un exempt de belle prestance, dont les joues plutôt rebondies se paraient de favoris ni trop clairs ni trop foncés, le même que nous avons rencontré au commencement de ce récit, au bout du pont Saint-Isaac. 
   "Vous avez perdu votre nez ? 
   — Tout juste. 
   — Eh bien, il est retrouvé ! 
   — Que dites-vous ?" s’écria le major Kovaliov, à qui la joie enleva l'usage de la parole. Il dévorait des yeux l'exempt planté devant lui, sur les lèvres et les joues duquel se jouait la lueur vacillante de la bougie. "Comment l'a-t-on retrouvé? 
   — Oh, d'une manière fort étrange ! On l’a arrêté au moment où il se disposait à prendre la diligence de Riga. Il s'était depuis longtemps muni d'un passeport au nom d’un fonctionnaire. Et le plus bizarre, c’est que je l’ai d’abord pris pour un monsieur! Heureusement que j'avais mes lunettes! Cela m'a permis de reconnaitre que ce n'était qu'un nez. Je dois vous dire que je suis myope : vous êtes là devant moi, mais je ne vois que votre visage, sans distinguer ni votre nez, ni votre barbe. Ma belle-mère, j'entends la mère de ma femme, a, elle aussi, la vue faible." 
   Kovaliov ne se sentait plus de joie. 
   — Où est-il ? Où est-il ? Que je coure le chercher! 
   — Inutile de vous déranger. Sachant que vous en aviez besoin, je vous l'ai apporté. Le plus curieux de l'affaire, c’est que le principal complice est un chenapan de barbier de la rue de l'Ascension! Il est maintenant sous les verrous. Il y a longtemps que je le soupçonnais de vol et d’ivrognerie : pas plus tard qu'avant hier, il a chapardé dans une boutique une douzaine de boutons. Votre nez est d'ailleurs en parfait état." 
   L'exempt fouilla dans sa poche et en retira un nez, enveloppé dans un papier. 
   — C’est bien lui, s’écria Kovaliov, c’est bien lui ! Permettez-moi de vous offrir une tasse de thé."

   Nicolas Gogol, Les Nouvelles Pétersbourgeoises, 1836. Le Nez, chap. II, p. 623-624 de la trad. de H. Mongault in   Nouvelles complètes, éd. M. Niqueux, Quarto Gallimard 

 





Report : Rhinoplastie
Liens :
 - F. Scott Fitzgerald : http://fr.wikipedia.org/wiki/F._Scott_Fitzgerald#Romans
 - Gatsby le magnifique : http://fr.wikipedia.org/wiki/Gatsby_le_Magnifique_%28roman%29 
 - N. Gogol :  http://fr.wikipedia.org/wiki/Nicolas_Gogol
 - Le Nez : http://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Nez
 - HOC, Le Nez, version russe :  http://www.nikolaygogol.org.ru/lib/al/book/1518
Musique : Le Nez, opéra de Dmitri Chostakovitch, 1928
 -  http://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Nez_%28Chostakovitch%29
 

1 commentaire:

  1. Majestueuses correspondances. Hommage du photographe aux mots inscrits dans la rétine du lecteur. Textes redécouverts grâce aux couleurs d'un regard qui capte la vie moderne. Le temps s'échappe des couvertures rigides et rejoint le flot des perceptions. Trépidation. Étonnement. Fulgurance.

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