"Au moment où je souffrais du
malaise causé par le piétinement auquel nous oblige une foule, un officier
marcha sur mes pieds gonflés autant par la compression du cuir que par la
chaleur. Ce dernier ennui me dégoûta de la fête. Il était impossible de sortir,
je me réfugiai dans un coin au bout d'une banquette abandonnée, où je restai
les yeux fixes, immobile et boudeur. Trompée par ma chétive apparence, une
femme me prit pour un enfant prêt à s'endormir en attendant le bon plaisir de
sa mère, et se posa près de moi par un mouvement d'oiseau qui s'abat sur son
nid. Aussitôt je sentis un parfum de femme qui brilla dans mon âme comme y
brilla depuis la poésie orientale. Je regardai ma voisine, et fus plus ébloui
par elle que je ne l'avais été par la fête; elle devint toute ma fête. Si vous
avez bien compris ma vie antérieure, vous devinerez les sentiments qui
sourdirent en mon cœur. Mes yeux furent tout à coup frappés par de blanches
épaules rebondies sur lesquelles j'aurais voulu pouvoir me rouler, des épaules
légèrement rosées qui semblaient rougir comme si elles se trouvaient nues pour
la première fois, de pudiques épaules qui avaient une âme, et dont la peau
satinée éclatait à la lumière comme un tissu de soie. Ces épaules étaient
partagées par une raie, le long de laquelle coula mon regard, plus hardi que ma
main. Je me haussai tout palpitant pour voir le corsage et fus complètement
fasciné par une gorge chastement couverte d'une gaze, mais dont les globes
azurés et d'une rondeur parfaite étaient douillettement couchés dans des flots
de dentelle. Les plus légers détails de cette tête furent des amorces qui
réveillèrent en moi des jouissances infinies: le brillant des cheveux lissés
au-dessus d'un cou velouté comme celui d'une petite fille, les lignes blanches
que le peigne y avait dessinées et où mon imagination courut comme en de frais
sentiers, tout me fit perdre l'esprit. Après m'être assuré que personne ne me
voyait, je me plongeai dans ce dos comme un enfant qui se jette dans le sein de
sa mère, et je baisai toutes ces épaules en y roulant ma tête."
Honoré de Balzac, Le Lys dans la Vallée,
Garnier-Flammarion n°254, p.58-59
"Il y a certains désirs, parfois circonscrits à la bouche, qui une fois qu'on les a laissés grandir, exigent d'être satisfaits, quelles que doivent être les conséquences; on ne peut plus résister à embrasser une épaule décolletée qu'on regarde depuis trop longtemps et sur laquelle les lèvres tombent comme l'oiseau sur le serpent, à manger un gâteau d'une dent que la fringale fascine, à se refuser l'étonnement, le trouble, la douleur ou la gaieté qu'on va déchaîner dans une âme par des propos imprévus."
Marcel Proust, La Prisonnière, folio classique p.297.
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