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jeudi 4 juin 2015

Alberte & Albertine ou de la possession





  

   « Quand j'avais loué cette grande calebasse d'appartement, –  comme disait élégamment le lieutenant Louis de Meung, qui ne poétisait pas les choses, –  j'avais fait placer au milieu une grande table ronde que je couvrais de cartes militaires, de livres et de papiers : c'était mon bureau. J'y écrivais quand j'avais à écrire... Eh bien ! un soir, ou plutôt une nuit, j'avais roulé le canapé auprès de cette grande table, et j'y dessinais à la lampe, non pas pour me distraire de l'unique pensée qui me submergeait depuis un mois, mais pour m'y plonger davantage, car c'était la tête de cette énigmatique Alberte que je dessinais, c'était le visage de cette diablesse de femme dont j'étais possédé, comme les dévots disent qu'on l'est du diable.

   Il était tard. La rue,  où passaient chaque nuit deux diligences en sens inverse, –  comme aujourd'hui, –  l'une à minuit trois quarts et l'autre à deux heures et demie du matin, et qui toutes deux s'arrêtaient à l'Hôtel de la Poste pour relayer, la rue était silencieuse comme le fond d'un puits. J'aurais entendu voler une mouche ; mais si, par hasard, il y en avait une dans ma chambre, elle devait dormir dans quelque coin de vitre ou dans un des plis cannelés de ce rideau, d'une forte étoffe de soie croisée, que j'avais ôté de sa patère et qui tombait devant la fenêtre, perpendiculaire et immobile. Le seul bruit qu'il y eût alors autour de moi, dans ce profond et complet silence, c'était moi qui le faisais avec mon crayon et mon estompe. Oui, c'était elle que je dessinais, et Dieu sait avec quelle caresse de main et quelle préoccupation enflammée ! Tout à coup, sans aucun bruit de serrure qui m'aurait averti, ma porte s'entrouvrit en flûtant ce son des portes dont les gonds sont secs, et resta à moitié entrebâillée, comme si elle avait eu peur du son qu'elle avait jeté ! Je relevai les yeux, croyant avoir mal fermé cette porte qui, d'elle-même, inopinément, s'ouvrait en filant ce son plaintif, capable de faire tressaillir dans la nuit ceux qui veillent et de réveiller ceux qui dorment. Je me levai de ma table pour aller la fermer ; mais la porte entrouverte s'ouvrit plus grande et très doucement toujours, mais en recommençant le son aigu qui traîna comme un gémissement dans la maison silencieuse, et je vis, quand elle se fut ouverte de toute sa grandeur, Alberte ! –  Alberte qui, malgré les précautions d'une peur qui devait être immense, n'avait pu empêcher cette porte maudite de crier ! » 
   Barbey d'Aurevilly, Le Rideau cramoisi, Folio classique p.67-68
   

  

   « "Finissez ou je sonne", s’écria Albertine voyant que je me jetais sur elle pour l’embrasser. Mais je me disais que ce n’était pas pour ne rien faire qu’une jeune fille fait venir un jeune homme en cachette, en s’arrangeant pour que sa tante ne le sache pas, que d’ailleurs l’audace réussit à ceux qui savent profiter des occasions ; dans l’état d’exaltation où j’étais, le visage rond d’Albertine, éclairé d’un feu intérieur comme par une veilleuse, prenait pour moi un tel relief qu’imitant la rotation d’une sphère ardente, il me semblait tourner telles ces figures de Michel Ange qu’emporte un immobile et vertigineux tourbillon. J’allais savoir l’odeur, le goût, qu’avait ce fruit rose inconnu. J’entendis un son précipité, prolongé et criard. Albertine avait sonné de toutes ses forces. » 
   Marcel Proust, A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. I, éd.1954, p.933-934 






Précisions :
  - 1ière photo:  portrait de femme par Konny Steding, dessinatrice allemande
 - 2ième photo : "Sidewalk Catwalk", fashion parade, 32 mannequins Manikin de Ralph PUCCI, exposition éphémère, New York, 2010. Styliste non identifié.

Liens :
 - Barbey d'Aurevilly : http://www.inlibroveritas.net/oeuvres/2372/le-rideau-cramoisi p 30sq
 - Pierre Henry, Variations pour une porte et un soupir, You Tube : https://www.youtube.com/watch?v=SLDPcnicyUA 
 - Pierre Henry, art. Wikipedia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre_Henry
 - Variations pour une porte et un soupir, art. Wikipedia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Variations_pour_une_porte_et_un_soupir
 - Konny Steding : https://www.criteres-editions.com/index.php/opusdelits/19722-opus-49--konny-steding
 - New York 2010, "Sidewalk Catwalk"http://www.luxsure.fr/2010/08/12/sidewalk-catwalk-ou-lexposition-ephemere-a-new-york/
N.B. : l'oeuvre de Pierre Henry fut très présente parmi les disques de beaucoup de jeunes des années 60 - 70 , celle-ci comme également sa Messe pour le temps présent (1967, commande de Maurice Béjart), qui fut un succès commercial.
 -  Messe pour le temps présent , You Tubehttps://www.youtube.com/watch?v=t4kh9OVFaJc
 

mardi 10 février 2015

Fugitive beauté






A une passante


La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d'une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l'ourlet ;

Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son œil, ciel livide où germe l'ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

Un éclair... puis la nuit ! - Fugitive beauté
Dont le regard m'a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ?

Ailleurs, bien loin d'ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais !

   Baudelaire, Les Fleurs du mal, 1857. "Tableaux parisiens", XCIII, GF n°7, 1964 p.114



  • En l'absence d'une voix amie susceptible de nous le donner à entendre, on aura plaisir à écouter le poème de Charles Baudelaire, "A une passante", dit par Serge Reggiani, dans cette vidéo (dont on pourra faire l'économie des images) :



« … [Swann] était comme un homme dans la vie de qui une passante qu'il a aperçue un moment vient de faire entrer l'image d'une beauté nouvelle qui donne à sa propre sensibilité une valeur plus grande, sans qu'il sache seulement s'il pourra revoir jamais celle qu'il aime déjà et dont il ignore jusqu'au nom. »
   Marcel Proust, Un amour de Swann, in Du côté de chez Swann,  Folio classique p.306

  •  Les Passantes. Georges Brassens, 1972. Poème d'Antoine Pol.

       
& & &
 
Références :
 - photo 1 : Collection Lambert en Avignon.Hôtel de Caumont, juillet 2012 
 - photo 2 : "Sidewalk Catwalk", exposition éphémère,  New York, 2010. Tommy Hilfiger, styliste. Détail.

Liens :
 - Tommy Hiliger, styliste : http://fr.wikipedia.org/wiki/Tommy_Hilfiger
 - à propos d'Antoine Pol et de son poème reproduit intégralement : http://histoires_courtes.voila.net/articles/Brassens.htm
 - sur Georges Brassens : http://fr.wikipedia.org/wiki/Georges_Brassens
 - "Les Passantes", vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=WJ9ahN4mPHw
 - "A une passante", dit par Serge Reggiani : https://www.youtube.com/watch?v=RjC0lpfW5IA
 - Serge Reggiani : http://fr.wikipedia.org/wiki/Serge_Reggiani