mardi 29 mai 2018

Que sont nos enfances devenues ?


   

   Si nous n’étions pardonnés, délivrés des conséquences de ce que nous avons fait, notre capacité d’agir serait comme enfermée dans un acte unique dont nous ne pourrions jamais nous relever ; nous resterions à jamais victimes de ses conséquences, pareils à l’apprenti sorcier qui, faute de formule magique, ne pouvait briser le charme. Si nous n’étions liés par des promesses, nous serions incapables de conserver nos identités ; nous serions condamnés à errer sans force et sans but, chacun dans les ténèbres de son cœur solitaire, pris dans les équivoques et les contradictions de ce cœur – dans des ténèbres que rien ne peut dissiper, sinon la lumière que répand sur le domaine public la présence des autres, qui confirment l’identité de l’homme qui promet et de l’homme qui accomplit. Les deux facultés dépendent d’autrui, car nul ne peut se pardonner à soi-même, nul ne se sent lié par une promesse qu’il n’a faite qu’à soi ; pardon et promesse dans la solitude ou l’isolement demeurent irréels et ne peuvent avoir d’autre sens que celui d’un rôle que l’on joue pour soi. 
   Hannah Arendt, La condition de l'homme moderne, trad. G. Fradier, pp. 302-303, 1961






   Ce n'était pas que je n'aimasse encore Albertine, mais déjà pas de la même façon que les derniers temps ; non de la façon des temps plus anciens où tout ce qui se rattachait à elle, lieux et gens, me faisait éprouver une curiosité où il y avait plus de charme que de souffrance. Et en effet je sentais bien maintenant qu'avant de l'oublier tout à fait, comme un voyageur qui revient par la même route au point d'où il est parti, il me faudrait, avant d'atteindre à l'indifférence initiale, traverser en sens inverse tous les sentiments par lesquels j'avais passé avant d'arriver à mon grand amour. Mais ces étapes, ces moments du passé ne sont pas immobiles, ils ont gardé la force terrible, l'ignorance heureuse de l'espérance qui s'élançait alors vers un temps devenu aujourd'hui le passé, mais qu'une hallucination nous fait un instant prendre rétrospectivement pour l'avenir. Je lisais une lettre d'elle où elle m'avait annoncé sa visite pour le soir, et j'avais une seconde la joie de l'attente. Dans ces retours par la même ligne d'un pays où l'on ne retournera jamais, où l'on reconnaît le nom, l'aspect de toutes les stations par où on a déjà passé à l'aller, il arrive que, tandis qu'on est arrêté à l'une d'elles en gare, on a un instant l'illusion qu'on repart mais dans la direction du lieu d'où l'on vient, comme l'on avait fait la première fois. Tout de suite l'illusion cesse, mais une seconde on s'était senti de nouveau emporté : telle est la cruauté du souvenir.
   Proust, Albertine disparue, Folio classique p.139-140

                          Jean Faucheur,  2014. Acrylique sur béton.                         

            Diamants et rouille chantés par Joan Baez en 1975 :






Notes:
 -  photo 1 perso. Paris 2007.
 -  Sur le banc. Statue dont manque le nom de l'artiste. Chartres 2016 (ph. perso. 2016))
 -  Jean Faucheur, Sans titre, juin 2014. Acrylique sur béton.Oublions la couleur, naviguons dans le flou,... Œuvre exposée à Chartres dans le cadre de l'exposition Art-Liberté, Du mur de Berlin au Street Art. (ph. perso. 2016)

Liens :
 - à propos du street artiste Jean Faucheur : http://art-liberte.com/index.php/artistes/jeanfaucheur
 - Joan Baez (New York 1941) : https://fr.wikipedia.org/wiki/Joan_Baez




mercredi 9 mai 2018

50 ans après ...



"Pas d'idéaux, juste des idées hautes". Miss.Tic. Arles 2012


   […] Oh, mes amis ! nous clamait [Stépane Trofimovitch] parfois, pris d’une inspiration, vous ne pouvez pas savoir quelle tristesse et quelle colère s’emparent de toute votre âme quand une grande idée, que vous-même, saintement, vous vénérez depuis longtemps, est reprise par des incapables qui viennent l’exhiber à d’autres imbéciles comme eux, l’exhiber dans la rue, et que vous la retrouvez soudain dans un marché aux puces, méconnaissable, souillée, présentée sous un jour absurde, de biais, sans proportion, sans harmonie, hochet d’enfants stupides ! Non ! De notre temps, ce n’était pas comme ça, ce n’était pas vers ça qu’allaient tous nos élans. Non, non, pas du tout vers ça. Je ne reconnais plus rien… Notre temps reviendra encore, et, à nouveau, il dirigera sur une route ferme tout ce qui chancelle, tout ce qui est d’aujourd’hui. Parce que, sinon, qu’est-ce qui se passera ? … »

   Fédor Dostoïevski, Les Démons, 1ière partie, VI, trad. A. Markowicz, Actes Sud, Babel p.44
 
    
1968 : Qu'as-tu fait de cet enfant ?
           Brigitte Fontaine et Jacques Higelin en un duo improbable *

 

          
            Note :
            * "Cet enfant que je t'avais fait", B. Fontaine, paroles, J. Higelin, musique. Extrait de l'album intitulé "Brigitte Fontaine est ... ? , 33 tours paru  en 1968 chez Saravah.
             Liens : 
               ¤ à propos du roman Les Démons : https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_D%C3%A9mons
               ¤ sur André Markowicz, traducteur : https://fr.wikipedia.org/wiki/Andr%C3%A9_Markowicz
               ¤ à propos du disque et de sa chanson : https://fr.wikipedia.org/wiki/Brigitte_Fontaine_est%E2%80%A6_folle_!

jeudi 3 mai 2018

La terre nous aimait en cette nuit de jade




Como la marejada verde de marzo en el campo
Entre los años de sequía te abres paso
Nuestras miradas se cruzan se entrelazan
Tejen un transparente vestido de fuego
Una yedra dorada que te cubre
Alta y desnuda sonríes como la catedral el día  del incendio
Con el mismo gesto de la lluvia en el trópico lo has arrasado todo
Los días harapientos caen a nuestros pies
No hay nada sino dos seres desnudos y abrazados
Un surtidor en el centro de la pieza
Manantiales que duermen con los ojos abiertos
Jardines de agua flores de agua piedras preciosas de agua
Verdes monarquías

La noche de jade gira lentamente sobre sí misma

Octavio Paz, Libertad bajo palabra, Obra poetica (1935-1957), 1960, Letras mexicanas, Fondo de cultura económica, p.137


Telle la houle verte de mars dans la campagne
Tu te frayes un chemin parmi les années de sécheresse
Nos regards se croisent s’entrelacent
Tissent un vêtement de feu transparent
Un lierre doré qui te couvre
Grande et nue tu souris comme la cathédrale au jour de l’incendie
Avec le même geste que celui de la pluie dans les tropiques tu as tout arasé
Les jours en loques tombent à nos pieds
Il n’y a plus rien que nos deux êtres nus et embrassés
Un jet d’eau au centre de la pièce
Des sources qui dorment les yeux ouverts
Des jardins d’eau des fleurs d’eau des pierres précieuses d’eau
De vertes monarchies

La nuit de jade tourne lentement sur elle-même

(traduction personnelle)




                     EVADNE

L'été et notre vie étions d'un seul tenant
La campagne mangeait la couleur de ta jupe odorante
Avidité et contrainte s'étaient réconciliées
Le château de Maubec s'enfonçait dans l'argile
Bientôt s'effondrerait le roulis de sa lyre
La violence des plantes nous faisait vaciller
Un corbeau rameur sombre déviant de l'escadre
Sur le muet silex de midi écartelé
Accompagnait notre entente aux mouvements tendres
La faucille partout devait se reposer
Notre rareté commençait un règne
(Le vent insomnieux qui nous ride la paupière
En tournant chaque nuit la page consentie
Veut que chaque part de toi que je retienne
Soit étendue à un pays d'âge affamé et de larmier géant)

C'était au début d'adorables années
La terre nous aimait un peu je me souviens.

René Char, Fureur et Mystères, Poésie Gallimard, p.61


Liens :
   ¤ Octavio Paz sur Wikipédia :  https://fr.wikipedia.org/wiki/Octavio_Paz