mardi 25 juin 2019

Qui porte quel chapeau ?





   N'étant pas préconstitués socialement, les objets naturels (arbres, fleurs, etc.), sont constitués par l'application de schèmes sociaux. Mais des coiffures (chapeau melon, haut-de-forme, casquette, béret, etc.), ou des jeux (bridge, belote, etc.) sont des objets déjà classés, dans la réalité même, puisque par le fait de mettre un béret, une casquette, d’aller tête nue, etc., les gens se classent et savent qu’ils le font.
   Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Les Éditions de Minuit (2015), p.91
 

   Nous avions l'habitude, en entrant en classe, de jeter nos casquettes par terre, afin d'avoir ensuite nos mains plus libres ; il fallait, dès le seuil de la porte, les lancer sous le banc, de façon à frapper contre la muraille en faisant beaucoup de poussière ; c'était là le genre.
      Mais, soit qu'il n'eût pas remarqué cette manœuvre ou qu'il n'eût osé s'y soumettre, la prière était finie que le nouveau tenait encore sa casquette sur ses deux genoux. C'était une de ces coiffures d'ordre composite, où l'on retrouve les éléments du bonnet à poil, du chapska, du chapeau rond, de la casquette de loutre et du bonnet de coton, une de ces pauvres choses, enfin, dont la laideur muette a des profondeurs d'expression comme le visage d'un imbécile. Ovoïde et renflée de baleines, elle commençait par trois boudins circulaires ; puis s'alternaient, séparés par une bande rouge, des losanges de velours et de poils de lapin ; venait ensuite une façon de sac qui se terminait par un polygone cartonné, couvert d'une broderie en soutache compliquée, et d'où pendait, au bout d'un long cordon trop mince, un petit croisillon de fils d'or, en manière de gland. Elle était neuve ; la visière brillait.
      – Levez-vous, dit le professeur.
      Il se leva ; sa casquette tomba. Toute la classe se mit à rire.
      Il se baissa pour la reprendre. Un voisin la fit tomber d'un coup de coude; il la ramassa encore une fois.
      – Débarrassez-vous donc de votre casque, dit le professeur, qui était un homme d'esprit.
      Il y eut un rire éclatant des écoliers qui décontenança le pauvre garçon, si bien qu'il ne savait s'il fallait garder sa casquette à la main, la laisser par terre ou la mettre sur sa tête. Il se rassit et la posa sur ses genoux.

   Gustave Flaubert , Madame Bovary (1857), O.C. Éditions du Seuil, coll.L'Intégrale, t.1 p. 575



   [...] mais tout cela n’était rien, ce qui était prodigieux, hors de toute réalité, dûment insane, c’était la collection de chapeaux hissés sur ces défroques.
   Les spécimens des couvre-chefs abolis, perdus dans la nuit des âges, s’étaient assemblés là ; les vétérans s’avançaient coiffés de boîtes à manchons et de tuyaux à gaz ; d’autres exposaient des hauts-de-forme blancs, pareils à des seaux renversés de toilette ou à des bondons percés dans le bas d’un trou ; d’autres encore se pavoisaient de feutres semblables à des éponges, de bolivars hérissés et velus, de melons à bords plats imitant des tourtes posées sur des assiettes ; d’autres enfin affichaient des chapeaux à claque qui gondolaient, jouaient de l’accordéon tout seuls, avec leurs côtes visibles sous la soie.                                                                                   
   La démence des gibus dépassait le possible. Il y en avait de très élevés dont le fût menait à des plates-formes évasées, tels que les shakos des voltigeurs du Premier Empire, de très bas, qui s’achevaient en gueule de tromblon, en table de schapska, en pots de chambre retournés d’enfants !
   Et, au-dessous de ce sanhédrin de chapeaux saouls, grimaçaient des figures ridées de vieillards, avec des pattes de lapin le long des joues et des poils de brosses à dents sous le nez.
   Durtal fut secoué par un rire inextinguible devant ce carnaval d’invalides, mais bientôt son hilarité cessa. Il distinguait deux petites sœurs des Pauvres qui conduisaient ce lycée de fossiles et il comprenait. Ces braves gens étaient vêtus avec des hardes quêtées, ils étaient habillés avec des fonds d’armoires dont personne ne voulait plus ; la cocasserie de leur accoutrement devenait touchante ; les petites sœurs avaient dû se donner bien du mal pour utiliser ces déchets de la charité et les vieux enfants, peu au courant des modes, se rengorgeaient très fiers d’être ainsi mis.
   Durtal les suivit jusqu’à la Cathédrale

   Joris-Karl Huysmans, La Cathédrale (1898), Le Livre de poche, p.216-217
 

Liens :
   ¤ à propos du roman La Cathédrale de Huysmans : https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Cath%C3%A9drale