mercredi 7 mars 2018

Femmes au lendemain du 8 mars






Le 9 mars


   C‘est un triste matin d’hiver, enfoui sous une aube glacée, sans lumière, profondément enseveli sous des couches de brume. Froid et incolore, absolument décoloré, comme si chacune des sept couleurs était enfermée dans son tube…Comme si ce matin évitait soigneusement d’entrebâiller l’horizon, d’appeler ou de promettre, de secouer les heures du réveil … Même le vent qui souffle de plus en plus fort, comme pour annoncer l’orage, bien qu’énumérant regrets et reproches, tout chargé de silence, ne sait rien exprimer de dicible. Un court jour d’hiver qui, son début et sa fin noués dans une même immense et morne obscurité, ne sait pas dans quelle direction s’écouler, naviguant au fil des hésitations et des indécisions … Comme une phrase destinée à être coupée en deux.
     Asli Erdogan, Le silence même n’est plus à toi, chroniques, trad. du turc par J. Lapeyre de Cabanes, Actes Sud 2017


















  Voglio vivere una favola *


vendredi 9 mars 1990

   Ce mars-ci ne ressemble pas à 86, mais il est aussi peu « sûr », interruption dans le travail d’écriture, pour raisons extérieures, cette prestation sur S. de Beauvoir (j’ai une indigestion de lettres à Sartre). Énervement du livre de K.** présente à Apostrophes***. De plus, je m’efforce de radicaliser le travail de deuil concernant S. : je ne fais plus de russe. B., le charmant jeune homme de l’été 88 (deux ans bientôt) passe à la maison jeudi soir, les fantasmes m’ont repris, au point de mal dormir, d’imaginer le possible, plutôt impossible (ne vient-il pas que pour ses « nouvelles », le désir d’être édité ?).  Je suis très vulnérable, si physique, pas nouveau, mais de plus en plus depuis sept ans, depuis ma liberté retrouvée. Ces rapports avec lui sont une petite chose bizarre, à Neuilly d’abord, puis dans le café boulevard Saint-Germain – revu deux fois en 89, avec ennui, à cause de S. – une fois il y a un mois, au Pont-Royal, avec plus d’intérêt, même assez. Quelle suite ? Au téléphone, sa voix un peu tremblante, émue, quelle douceur, mais c’est simplement que je l’impressionne. A moins qu’il n’ait aussi quelque désir qu’il ignore. Avec lui, c’est l’espérance – trop attachante hélas – d’une initiation vague.
   Annie Ernaux, Se perdre (2001), in Annie Ernaux, Ecrire la vie,  Quarto Gallimard, p.867-868
                                    


                                                                                       & & &                                            



Notes personnelles :
* Exergue au livre d’Annie Ernaux : « Voglio vivere una favola [Je veux vivre une histoire] Inscription anonyme sur les marches de l’église Santa Croce, à Florence » (ibidem p. 698)
** Julia Kristeva (invitée vraisemblablement pour son roman Les Samouraïs paru la même année 1990)
*** Apostrophes : Apostrophes fut une émission de télévision littéraire française créée et animée par Bernard Pivot sur Antenne 2 entre le 10 janvier 1975 et le 22 juin 1990, chaque vendredi soir.

Liens :
¤  Asli Erdogan : https://fr.wikipedia.org/wiki/Asl%C4%B1_Erdo%C4%9Fan
¤  Annie Ernaux à Apostrophes, archives INA : http://www.ina.fr/video/I04233225
¤  Apostrophes, à propos de cette émission : https://fr.wikipedia.org/wiki/Apostrophes