jeudi 27 décembre 2018

De blanc et de noir


Chez Yvan
   […]
   YVAN. OK, j'arrête. Tu veux boire quelque chose ?
   MARC. Un Perrier, si tu as.
Tu as vu Serge ces derniers jours ?
   YVAN. Pas vu. Et toi ?
   MARC. Vu hier.
   YVAN. En forme ?
   MARC. Très.
Il vient de s'acheter un tableau.
   YVAN. Ah bon ?
   MARC. Mmm.
   YVAN. Beau ?
   MARC. Blanc.
   YVAN. Blanc ?
   MARC. Blanc.
Représente-toi une toile d'environ un mètre soixante sur un mètre vingt… fond blanc… entièrement blanc… en diagonale, de fines rayures transversales blanches… tu vois… et peut-être une ligne horizontale blanche en complément, vers le bas…
   YVAN. Comment tu les vois ?
   MARC. Pardon ?
   YVAN. Les lignes blanches. Puisque le fond est blanc, comment tu vois les lignes ?
   MARC. Parce que je les vois. Parce que mettons que les lignes soient légèrement grises, ou l'inverse, enfin il y a des nuances dans le blanc ! Le blanc est plus ou moins blanc !
   YVAN. Ne t'énerve pas. Pourquoi tu t'énerves ?
   MARC. Tu cherches tout de suite la petite bête. Tu ne me laisses pas finir !
   YVAN. Bon. Alors ?
   MARC. Bon. Donc, tu vois le tableau.
   YVAN. Je vois.
   MARC. Maintenant tu vas deviner combien Serge l'a payé.
   YVAN. Qui est le peintre ?
   MARC. Antrios. Tu connais ?
   YVAN. Non. Il est coté ?
   MARC. J'étais sûr que tu poserais cette question !
   YVAN. Logique…
   MARC. Non, ce n'est pas logique…
   YVAN. C'est logique, tu me demandes de deviner le prix, tu sais bien que le prix est en fonction de la cote du peintre…
   MARC. Je ne te demande pas d'évaluer ce tableau en fonction de tel ou tel critère, je ne te demande pas une évaluation professionnelle, je te demande ce que toi Yvan, tu donnerais pour un tableau blanc agrémenté de quelques rayures transversales blanc cassé.
   YVAN. Zéro centime.
   MARC. Bien. Et Serge ? Articule un chiffre au hasard.
   YVAN. Dix mille.
   MARC. Ah ! ah !
   YVAN. Cinquante mille.
   MARC. Ah ! ah !
   YVAN. Cent mille…
   MARC. Vas-y…
   YVAN. Quinze… Vingt ?!…
   MARC. Vingt. Vingt briques.
   YVAN. Non ?!
   MARC. Si.
   YVAN. Vingt briques ??!
   MARC. …Vingt briques.
   YVAN. …Il est dingue !…
   MARC. N'est-ce pas ?

   Yasmina Reza, « Art » (création, 1994), Magnard, p.21 à 23




     […]

C’est un jour un peu particulier ; la galerie [Castelli], comme beaucoup d’autres dans la ville, est en deuil pour protester contre la sentence d’un magistrat qui a condamné un artiste – ou peut-être une exposition ou une performance – pour obscénité. Les tableaux – tous ces tableaux que les visiteurs raffinés viennent voir des quatre coins du monde et dont ils s’approchent comme d’objets de culte – sont drapés de noir ; des carrés et des rectangles accrochés aux murs, cachés par le même tissu noir, tous identiques sauf par leurs dimensions. La galerie est évidemment déserte ; ceux qui la fréquentent sont des gens avertis, généralement bien informés de ce qui se passe dans ce temple du postmoderne et de tous les post possibles et imaginables ; ils savent donc que ce jour-là on ne pourra voir aucun tableau.
   Assis sur une banquette, Marisa et moi bavardons avec Castelli.
   […]
   A un moment donné entre une jeune femme, une visiteuse. N’ayant pas entendu parler de la protestation, elle croit se trouver devant une exposition, proposée peut-être par une nouvelle école de peinture. Elle s’arrête devant chaque tableau, c’est-à-dire devant chaque morceau de drap noir, s’en éloignant et s’en rapprochant pour mieux l’observer, elle s’assied et prend soigneusement des notes ; cette peinture jamais vue auparavant semble lui plaire et la convaincre. Castelli me regarde un instant avec un soupçon d’embarras, puis nous recommençons à parler de choses d’autrefois, pendant que la visiteuse poursuit sa découverte d’une nouvelle tendance artistique.
                                                                             12 septembre 1999

   Claudio Magris, Instantanés (2016), trad. de l’italien, J. et M.-N. Pastureau, Gallimard\L’Arpenteur, 2018, p.24 à 26







Liens :
   ¤  Yasmina Reza sur Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Yasmina_Reza 
   ¤  Sur Claudio Magris (Trieste 1939) : https://fr.wikipedia.org/wiki/Claudio_Magris
     Un très bel essai de Claudio Magris servi par une belle écriture : Danubio (1986) - Publié en français sous le titre Danube, traduit par Jean et Marie-Noëlle Pastureau, Paris, Gallimard, coll. « L'Arpenteur », 1988 ; réédition, Paris, Gallimard, coll. « Folio » no 2162, 1990.
   ¤  à propos de Léo Castelli (Trieste 1907- New York 1999), galeriste new-yorkais :  https://fr.wikipedia.org/wiki/Leo_Castelli

Voir également en référence à "Art" :
   ¤   Composition suprématiste : carré blanc sur fond blanc (1918) de Kasimir Malevitch : https://fr.wikipedia.org/wiki/Carr%C3%A9_blanc_sur_fond_blanc