vendredi 12 décembre 2014

" Prête-moi ta plume pour ... "



   "Ainsi un jour Albertine avait dit: "Qu'est-ce qui a un crayon?" Andrée l'avait fourni, Rosemonde le papier, Albertine leur avait dit : "Mes petites bonnes femmes, je vous défends de regarder ce que j'écris." Après s'être appliquée à bien tracer chaque lettre, le papier appuyé à ses genoux, elle me l'avait passé en me disant : " Faites attention qu'on ne voie pas." Alors je l'avais déplié et j'avais lu ces mots qu'elle m'avait écrits : "Je vous aime bien."
   " Mais au lieu d’écrire des bêtises", cria-t-elle en se tournant d'un air soudainement impétueux et grave vers Andrée et Rosemonde, " il faut que je vous montre la lettre que Gisèle m'a écrite ce matin. Je suis folle, je l'ai dans ma poche, et dire que cela peut nous être si utile ! " Gisèle avait cru devoir adresser à son amie, afin qu'elle la communiquât aux autres, la composition qu'elle avait faite pour son certificat d'études. Les craintes d'Albertine sur la difficulté des sujets proposés avaient encore été dépassées sur les deux entre lesquels Gisèle avait eu à opter. L'un était: " Sophocle écrit des Enfers à Racine pour le consoler de l'insuccès d'Athalie"; l'autre: "Vous supposerez qu'après la première représentation d'Esther, Mme de Sévigné écrit à Mme de La Fayette pour lui dire combien elle a regretté son absence." Or Gisèle, par un excès de zèle qui avait dû toucher les examinateurs, avait choisi le premier, le plus difficile, de ces deux sujets, et l'avait traité si remarquablement qu'elle avait été félicitée par le jury."
   Marcel Proust, A l'ombre des jeunes filles en fleurs, 1919, folio classique p.472-473.

  Or, bien des siècles plus tôt :


Matteo di Giovanni. Apparition à St Augustin de St Jérôme et St Jean-Baptiste,1476

   "Laisse-moi dire, ô mon Dieu, quelque chose également des extravagances où je gaspillais mon talent, don de toi. Telle besogne qu'on me proposait me donnait pas mal de tintouin, vu l'avantage possible des compliments, vu aussi la peur de la honte et des coups. Je devais reproduire le discours de Junon, irritée et affligée de ne pouvoir détourner de l'Italie le roi des Troyens. Ce discours, oncques n'avait ouï dire que Junon l'eût tenu, mais force nous était de suivre, égarés, la piste des fictions poétiques et de faire, tel qu'en vers le poète, un discours en prose. Celui-là obtenait plus de compliments, dont le discours, conforme au rang du personnage simulé, se distinguait par plus de vraisemblance dans l'exécution, les sentiments, colère ou douleur, étant habillés de mots justes. La belle affaire pour moi,ô ma vraie vie, que d'être, quand je lisais quelque travail, plus acclamé que maints garçons de mon âge, mes condisciples! Tout cela, au fond, n'est-ce pas fumée et vent? Mais quoi! n'y aurait-il pas eu d'autre thème où exercer mon esprit et ma langue?"
   Saint Augustin, Confessions, 387-401, trad. Louis de Montadon, 1962, p.40-41.


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