mercredi 24 décembre 2014

Mille et un ennuis



 

              

ألف ليلة وليلة       -   Kitāb ʾAlf Laylah wa-Laylah  


HISTOIRE DU BOSSU AVEC LE TAILLEUR


 « Alors Shahrazade dit au roi Schahriar :

   Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, qu’il y avait, en l’antiquité du temps et le passé des âges et des siècles, dans une ville de la Chine, un homme qui était tailleur et fort satisfait de sa condition. Il aimait les distractions et les plaisirs et avait coutume, de temps en temps, de sortir avec son épouse, se promener et se réjouir les yeux au spectacle de la rue et des jardins. Or, un jour que tous deux avaient passé la journée entière hors de leur demeure et que, le soir arrivé, ils revenaient chez eux, ils rencontrèrent sur leur chemin un bossu à l’aspect si drôle qu’il chassait toute mélancolie, faisait rire l’homme le plus triste et éloignait tout chagrin et toute affliction. Aussitôt le tailleur et son épouse s’approchèrent du bossu, s’amusèrent beaucoup de ses plaisanteries et tellement qu’ils l’invitèrent à les accompagner à leur maison pour qu’il fût leur hôte cette nuit-là. Et le bossu se hâta de faire à cette invitation la réponse qu’il fallait, et se joignit à eux et arriva avec eux à la maison. Là, le tailleur quitta un instant le bossu pour courir au souk acheter, avant que les marchands n’eussent fermé leurs boutiques, de quoi faire honneur à son invité. Il acheta du poisson frit, du pain frais, des limons et un gros morceau de halaoua * pour le dessert. Puis il s’en revint, mit toutes ces choses devant le bossu ; et tout le monde s’assit pour manger.
   Pendant qu’on mangeait ainsi gaiement, la femme du tailleur prit un gros morceau de poisson entre ses doigts et, par manière de plaisanterie, le fourra tout entier dans la bouche du bossu, lui couvrit la bouche de sa main pour empêcher qu’il rejetât le morceau et lui dit : « Par Allah !  il faut absolument que tu avales cette bouchée d’un seul coup et sans arrêt, sinon je ne te lâche pas. »
   Alors le bossu se mit à faire de grands efforts, mais il finit par avaler la bouchée. Malheureusement pour lui, il était de son destin qu’une grosse arête se trouvât dans la bouchée : elle s’arrêta dans son gosier et fit qu’il mourut à l’heure même.

   A ce moment de sa narration, Shahrazade, la fille du vizir, vit s’approcher le matin et, discrète selon son habitude, ne voulut pas prolonger davantage le récit, pour ne pas abuser de la permission accordée par le roi Schahriar.
   Alors sa sœur, la jeune Doniazade, lui dit : " O ma sœur, que tes paroles sont gentilles, douces, savoureuses et pures !" Elle répondit : " Mais que diras-tu alors, la nuit prochaine, en entendant la suite, si toutefois je suis encore en vie et que ce soit le bon plaisir de ce Roi plein de bonnes manières et de politesse!"
   Et le roi Schahriar dit en son âme : " Par Allah ! Je ne la tuerai que lorsque j'aurai entendu le reste de son histoire, qui est bien étonnante ! » 
   * حلوى en arabe; transcription commune, halwa
    
    Les Mille et une nuits, trad. Joseph Charles Mardrus. Robert Laffont, coll. Bouquins, t.1 p.146-147 





   
    « Une femme pensant avoir avalé une espingle ....» 

   « Une femme, pensant avoir avalé une épingle avec son pain, criait et se tourmentait en disant qu'elle avait une douleur insupportable au gosier, où elle croyait  la sentir arrêtée ; mais parce qu’il n’y avait ni enflure ni altération au-dehors, un habile homme, ayant jugé que ce n’était qu'un effet de l'imagination et une idée, parce que quelque morceau de pain l’avait  piquée en passant, la fit vomir et jeta à la dérobée une épingle tordue dans ce qu'elle rendit. Cette femme, pensant l’avoir rendue, se sentit soudain soulagée de sa douleur. Je sais qu'un gentilhomme, ayant traité chez lui une bonne compagnie, se vanta trois ou quatre jours après , par manière de jeu (car il n'en était rien) de leur avoir fait manger un chat en pâté : une demoiselle de ce groupe conçut de cela une telle horreur qu'elle fut atteinte d'un grand dévoiement de corps, [accompagné] de fièvre, et qu'il fut impossible de la sauver [...] 
   Mais tout ceci peut être attribué au fait que l'esprit et le corps, s'entre-communiquant ce qui leur arrive, sont étroitement cousus.» 
   Montaigne, Les Essais en français moderne, chap. XXI, Sur la force de l'imagination. Quarto Gallimard p.128
   ou édition de 1595, chap. XX p.107, La Pléiade éd. 2007. 



Illustrations :
 - Poisson : aquarelle de Madeleine Duvillier, v.1930.
 - Carreaux de céramique avec croissant de lune : Duomo Santa Maria Assunta, Sienne
 - Château de Versailles. Bassin de l'Encelade; bassin en grès de Fontainebleau; statue de Gaspard Marsy.
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