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samedi 10 décembre 2016

Le Paris d'un flâneur amoureux de ses rues




 
   


   Combien ai-je connu de soirs à Venise? Bien peu. Il n’empêche que le soir, ce soir, me paraît vénitien. Bizarrement c’est la rue de la Chine qui donne cette impression. En jetant un coup d’œil machinal par la fenêtre avant de sortir, j’ai vu ces trois immeubles miraculés par la lumière ; elle les aimait. Des immeubles pourtant bien ordinaire, mais avec des blancs et des ocres que le couchant empruntait à Titien. Et puis souvent lorsque j’en rencontre de semblables –  c’est-à-dire sans arrêt – je me représente une ville qu’on appellerait « Maison-de-Pierre », parce qu’elle n’en compterait qu’une de ce genre parmi des constructions de bois et de pisé. Alors en dépit de son architecture banale ou même pauvre elle frappe et on l’admire.
   Au prix de ce minime effort d’imagination, on s’aperçoit que les rues de Paris sont bordées de monuments. Une intention et un effet d’art s’ébauchent dans des milliers de façades. Je me plais à les saluer. Je relève – puis je les oublie – les noms de leurs architectes et de leurs sculpteurs, leur millésime, inscrit presque de rigueur durant une période assez courte, mais qui témoigne de la conscience qu’on avait de bâtir, entre 1890 et 1914, pas seulement pour loger le bourgeois et ramasser des sous. Il en est résulté un vrai style, qui a modifié et marqué la physionomie de la plupart des quartiers. Aussi éloigné que possible de la grâce vénitienne, ce style a ses chefs-d’œuvre catalogués ou méconnus, et toujours quelque détail rachète une lourdeur qui prévaut dans ses manifestations les plus courantes. J’y suis sensible, très attentif. Ainsi je ne manque pas de remarquer à nouveau cette grecque un peu raide mais élégante qui souligne là tous les balcons, ni ces bandeaux discrets où se déroulent de fleurs de céramique.
   Entre-temps donc je suis sorti de chez moi. Je n’ai guère parcouru que deux cents mètres, et déjà la lumière s’est transformée en ce rougeoiement intense qu’avive le froid. Elle surgit à présent de beaucoup plus loin que Venise. Si j’étais arrivé à temps sur l’esplanade de la rue Piat, je l’aurais vue emporter toute la ville, comme un vaste agrégat d’icebergs, sur une mer boréale où l’aurore est continuelle. Mais il sera trop tard, je le sais bien, et plutôt que m’engager dans le dédale presque nocturne qui y mène par la rue de la Mare ou la rue des Cascades, je reste devant l’entrée de la cité Leroy , avec son vieil immeuble étroit planté de travers au-dessus du restaurant « rapide » Paris-Carthage. Avant les rangs de pesants édifices sombrant sous leur charge d’encorbellements et de ferronneries, il se dresse repeint de neuf, comme si la vision d’une vérité extatique et glaciale l’illuminait.
   Jacques Réda, Le citadin, chronique, Gallimard (1998), p.64-65 






   A pied ou à vélo, j’ai d’ailleurs cessé de croire que je circule au gré de ma fantaisie. Je ne pense pas davantage obéir, en circulant, à quelque plan préétabli pour me guider ou me perdre. Il me semble plutôt que sans se préoccuper  de mon cas, ce sont les rues elles-mêmes qui se déplacent, s’ébattent – et je me laisse remuer, prenant discrètement ma part du plaisir qu’elles échangent. Elles s’en vont, reviennent, disparaissent de nouveau. J’ai beau m’efforcer d’en suivre une – puis deux, puis trois – pour composer une sorte d’itinéraire : toujours d’autres se présentent à la traverse et me conduisent ailleurs. Mais celles-là aussi m’abandonnent, me plantent là où l’envie de jouer leur a passé d’un coup. Je me pose alors la vieille question des personnages de conte : « où suis-je ? » - c’est ce que j’appelle être arrivé.
   Jacques Réda, La liberté des rues, Gallimard (1997), p.50


  • I love Paris, chante Ella Fitzgerald (1956. Paroles et musique, Cole Porter)






Liens :
    ¤  sur la rue de la Chine : https://fr.wikipedia.org/wiki/Rue_de_la_Chine
    ¤  sur la rue Piat : https://fr.wikipedia.org/wiki/Rue_Piat
    ¤  sur la rue de la Mare : https://fr.wikipedia.org/wiki/Rue_de_la_Mare
    ¤  sur la rue des Cascades : https://fr.wikipedia.org/wiki/Rue_des_Cascades
    ¤  sur la cité Leroy et "son vieil immeuble étroit" (photo): https://fr.wikipedia.org/wiki/Cit
%C3%A9_Leroy
   ¤ à propos d'Ella Fitzgerald : https://fr.wikipedia.org/wiki/Ella_Fitzgerald
  

lundi 29 juin 2015

MONTAIGNE et le langage du corps



   


   « Quoy des mains ? nous requerons, nous promettons, appellons, congedions, menaçons, prions, supplions, nions, refusons, interrogeons, admirons, nombrons, confessons, repentons, craignons, vergoignons, doubtons, instruisons, commandons, incitons, encourageons, jurons, tesmoignons, accusons, condamnons, absolvons, injurions, mesprisons, deffions, despittons, flattons, applaudissons, benissons, humilions, moquons, reconcilions, recommandons, exaltons, festoyons, resjouïssons, complaignons, attristons, desconfortons, desesperons, estonnons, escrions, taisons : et quoy non ? d'une variation et multiplication à l'envy de la langue. De la teste nous convions, renvoyons, advouons, desadvouons, desmentons, bienveignons, honorons, venerons, dedaignons, demandons, esconduisons, egayons, lamentons, caressons, tansons, soubsmettons, bravons, enhortons, menaçons, asseurons, enquerons. Quoy des sourcils ? Quoy des espaules ? Il n'est mouvement, qui ne parle, et un langage intelligible sans discipline, et un langage publique ; Qui fait, voyant la varieté et usage distingué des autres, que cestuy-cy doibt plustost estre jugé le propre de l'humaine nature. Je laisse à part ce que particulierement la necessité en apprend soudain à ceux qui en ont besoing; et les alphabets des doigts, et grammaires en gestes :  et les sciences qui ne s'exercent et ne s'expriment que par iceux. Et les nations que Pline dit n'avoir point d'autre langue. »
   Montaigne, Les Essais, L.II, ch.XII, Apologie de Raimond de Sebonde, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p.475-476

  
   « Et les mains !* Avec elles nous demandons, nous promettons, appelons, congédions, menaçons, prions, supplions, nions, refusons, interrogeons, admirons, comptons, confessons, nous nous repentons, nous craignons, exprimons de la honte, doutons, instruisons, commandons, incitons, encourageons, jurons, témoignons, accusons, condamnons, absolvons, injurions, méprisons, défions, nous nous fâchons, nous flattons, applaudissons, bénissons, nous nous humilions, nous nous moquons, nous nous réconcilions, nous recommandons, exaltons, fêtons, nous nous réjouissons, nous nous plaignons, nous nous attristons, nous nous décourageons, nous nous désespérons, nous nous étonnons, nous nous écrions, nous nous taisons : et que ne faisons-nous pas avec une infinie variété  rivalisant avec [celle de] la langue? Avec la tête : nous convions, nous renvoyons, avouons, désavouons, démentons, souhaitons la bienvenue, honorons, vénérons, dédaignons, demandons, éconduisons, nous nous égayons, nous nous lamentons, nous caressons, tançons, soumettons, bravons, exhortons, menaçons, rassurons, interrogeons. Et avec les sourcils ! Avec les épaules ! Il n'y a pas un mouvement qui ne parle et un langage intelligible sans professeur et un langage public, ce qui fait que, lorsque l’on en voit la richesse et l’usage différent des autres [langages], celui-ci doit être considéré, plutôt qu’eux, comme celui qui est propre à la nature humaine. Je laisse à part ce que, particulièrement, la nécessité apprend soudain, en cette matière, à ceux qui en ont besoin, et les alphabets des doigts, et les grammaires des gestes, et les sciences qui ne sont exercées et exprimées que par eux, et les nations dont Pline dit qu’elles n’ont pas d’autre langue. »
   * c'est moi qui souligne
   Montaigne, Les Essais en français moderne, L.II, ch.XII, Apologie de Raymond Sebon, Quarto Gallimard, p.551-552


 Et quoi des pieds ? :
   « Je viens de voir chez moi un petit homme natif de Nantes, né sans bras, qui a si bien dressé ses pieds au service que lui devaient les mains qu'ils en ont, à la vérité, à demi oublié leur fonction naturelle. Du reste il les nomme ses mains, il coupe, il charge un pistolet et lâche le coup, il enfile son aiguille, il coud, il écrit, il tire son bonnet, il se peigne, il joue aux cartes et aux dés et les remue avec autant de dextérité que saurait faire quelque autre [personne] ; l'argent que je lui ai donné (car il gagne sa vie à se faire voir), il l'a emporté dans son pied comme nous le faisons dans notre main. » 
   Montaigne, ibid., L. I,chap. XXIII, Sur "la coutume" et sur le fait qu'on ne change pas aisément une loi reçue, p.136



* * *

Photographies :

   ¤ Détails de la statue  de Montaigne assis située face à la Sorbonne, rue des Écoles à Paris, 5ième. Œuvre du sculpteur  Paul Landowski (1875-1961)

Sur le socle en pierre de la statue, on peut lire gravé :

PARIS A MON CŒUR DES MON ENFANCE
JE NE SUIS FRANÇAIS QUE PAR CETTE
GRANDE CITE GRANDE SURTOUT ET
INCOMPARABLE EN VARIETE LA
GLOIRE DE LA FRANCE ET L’UN DES
PLUS NOBLES ORNEMENTS DU MONDE
   Quant au pied droit de ladite statue, il sera bon de (re)lire de Montaigne ce qu'il écrit de la superstition.
 
   ¤ A propos de Paul Landowski, également auteur du Christ Rédempteur qui, situé au sommet du mont Corcovado, domine la ville de Rio de Janeiro, voirhttp://www.paul-landowski.com/la-vie/biographique-paul-landowski/