Affichage des articles dont le libellé est Duras. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Duras. Afficher tous les articles

dimanche 22 mai 2016

Au fond des yeux, l'inconnaissable.




   LES YEUX DES PAUVRES
   
   Ah ! vous voulez savoir pourquoi je vous hais aujourd’hui. Il vous sera sans doute moins facile de le comprendre qu’à moi de vous l’expliquer; car vous êtes, je crois, le plus bel exemple d’imperméabilité féminine qui se puisse rencontrer.    Nous avions passé ensemble une longue journée qui m’avait paru courte. Nous nous étions bien promis que toutes nos pensées nous seraient communes à l’un et à l’autre, et que nos deux âmes désormais n’en feraient plus qu’une ; – un rêve qui n’a rien d’original, après tout, si ce n’est que, rêvé par tous les hommes, il n’a été réalisé par aucun.
   Le soir, un peu fatiguée, vous voulûtes vous asseoir devant un café neuf qui formait le coin d’un boulevard neuf, encore tout plein de gravois et montrant déjà glorieusement ses splendeurs inachevées. Le café étincelait. Le gaz lui-même y déployait toute l’ardeur d’un début, et éclairait de toutes ses forces les murs aveuglants de blancheur, les nappes éblouissantes des miroirs, les ors des baguettes et des corniches, les pages aux joues rebondies traînés par les chiens en laisse, les dames riant au faucon perché sur leur poing, les nymphes et les déesses portant sur leur tête des fruits, des pâtés et du gibier, les Hébés et les Ganymèdes présentant à bras tendu la petite amphore à bavaroises ou l’obélisque bicolore des glaces panachées; toute l’histoire et toute la mythologie mises au service de la goinfrerie.
   Droit devant nous, sur la chaussée, était planté un brave homme d’une quarantaine d’années, au visage fatigué, à la barbe grisonnante, tenant d’une main un petit garçon et portant sur l’autre bras un petit être trop faible pour marcher. Il remplissait l’office de bonne et faisait prendre à ses enfants l’air du soir. Tous en guenilles. Ces trois visages étaient extraordinairement sérieux, et ces six yeux contemplaient fixement le café nouveau avec une admiration égale, mais nuancée diversement par l’âge.
   Les yeux du père disaient : « Que c’est beau ! que c’est beau ! on dirait que tout l’or du pauvre monde est venu se porter sur ces murs. » – Les yeux du petit garçon : « Que c’est beau ! que c’est beau ! mais c’est une maison où peuvent seuls entrer les gens qui ne sont pas comme nous. » – Quant aux yeux du plus petit, ils étaient trop fascinés pour exprimer autre chose qu’une joie stupide et profonde.
   Les chansonniers disent que le plaisir rend l’âme bonne et amollit le cœur. La chanson avait raison ce soir-là, relativement à moi. Non seulement j’étais attendri par cette famille d’yeux, mais je me sentais un peu honteux de nos verres et de nos carafes, plus grands que notre soif. Je tournais mes regards vers les vôtres, cher amour, pour y lire ma pensée ; je plongeais dans vos yeux si beaux et si bizarrement doux, dans vos yeux verts, habités par le Caprice et inspirés par la Lune, quand vous me dites: « Ces gens-là me sont insupportables avec leurs yeux ouverts comme des portes cochères! Ne pourriez-vous pas prier le maître du café de les éloigner d’ici ? »
   Tant il est difficile de s’entendre, mon cher ange, et tant la pensée est incommunicable, même entre gens qui s’aiment !
   Charles Baudelaire, Les yeux des pauvres, 1864, in "Petits poëmes en prose ( Le Spleen de Paris)",1869. Ed. du Seuil, L'Intégrale, p.166.






   Comme la première fois Lol est déjà là sur le quai de la gare, presque seule, les trains des travailleurs sont plus tôt, le vent frais court sous son manteau gris, son ombre est allongée sur la pierre du quai vers celles du matin, elle est mêlée à une lumière verte qui divague et s’accroche partout dans des myriades de petits éclatements aveuglants, s’accroche à ses yeux qui rient, de loin, et viennent à ma rencontre, leur minerai de chair brille, brille, à découvert.
   Elle ne se presse pas, le train n’est que dans cinq minutes, elle est un peu décoiffée, sans chapeau, elle a, pour venir, traversé des jardins, et des jardins où rien n’arrête le vent.
   De près dans le minerai, je reconnais la joie de tout l’être de Lol V. Stein. Elle baigne dans la joie. Les signes de celle-ci sont éclairés jusqu’à la limite du possible, ils sortent par flots d’elle-même tout entière. Il n’y a, strictement, de cette joie, qui ne peut se voir, que la cause.
   Aussitôt que je l’ai vue dans son manteau gris, dans son uniforme de S. Tahla, elle a été la femme du champ de seigle derrière l’Hôtel des Bois. Celle qui ne l’est pas. Et celle qui l’est dans ce champ et à mes côtés, je les ai eues, enfermées toutes deux en moi.
   Le reste, je l’ai oublié.
   Et durant le voyage toute la journée cette situation est restée inchangée, elle a été à côté de moi séparée de moi, gouffre et sœur. Puisque je sais – ai-je jamais su à ce point quelque chose? – qu’elle m’est inconnaissable, on ne peut pas être plus près d’un être humain que je le suis d’elle, plus près d’elle qu’elle-même si constamment envolée de sa vie vivante. Si d’autres viennent après moi qui le sauront aussi j’en accepte la venue.
   Marguerite Duras, Le ravissement de Lol V. Stein, Gallimard, Folio n°810, p.165-166

samedi 23 avril 2016

"Ne cessez point vos danses ..."

  • "Mr. Bojangles, dance !" *




I heard someone ask him "Please,
Please,
Come back and dance, dance, dance, please dance"


  • "Allez Tatiana, allez viens, on danse"

   Lol V. Stein est née ici, à S. Tahla, et elle y a vécu une grande partie de sa jeunesse. Son père était professeur à l'Université. Elle a un frère plus âgé qu'elle de neuf ans je ne l'ai jamais vu on dit qu'il vit à Paris. Ses parents sont morts. 
 Je n'ai rien entendu dire sur l'enfance de Lol V. Stein qui m'ait frappé, même par Tatiana Karl, sa meilleure amie durant leurs années de collège.
   Elles dansaient toutes les deux, le jeudi, dans le préau vide. Elles ne voulaient pas sortir en rangs avec les autres, elles préféraient rester au collège. Elles, on les laissait faire, dit Tatiana, elles étaient charmantes, elles savaient mieux que les autres demander cette faveur, on la leur accordait. On danse, Tatiana? Une radio dans un immeuble voisin jouait des danses démodées une émission-souvenir dont elles se contentaient. Les surveillantes envolées, seules dans le grand préau où ce jour-là, entre les danses, on entendait le bruit des rues, allez Tatiana, allez viens, on danse Tatiana, viens. C'est ce que je sais.
   Marguerite Duras, Le ravissement de Lol V. Stein, Gallimard, Folio n°810, p.11





                                                    Chanson à danser

 

    Un soir, Zarathoustra traversait  la forêt avec ses disciples ; et comme il cherchait une source, voici qu’il arriva dans une verte prairie close d’arbres et de buissons. Des jeunes filles dansaient entre elles. Dès qu’elles eurent reconnu Zarathoustra, elles cessèrent leurs danses ; mais Zarathoustra s’approcha d’elles d’un air amical et leur dit ces paroles :
« Ne cessez point vos danses, charmantes fillettes ! Ce n’est point un trouble-fête au regard mauvais qui vient vers vous, ce n’est pas l’ennemi des jeunes filles !
   Je suis l’avocat de Dieu auprès du diable. Le diable, c’est l’esprit de Pesanteur. Comment, ô légères créatures, serais-je l’ennemi de vos danses divines ou de vos pieds de jeunes filles aux gracieuses chevilles ?
   Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. révisée de G. Bianquis, GF-Flammarion n°881, p.152



  • Debussy: Danse sacrée et danse profane **



& & &

Liens :
   ¤ Ainsi parlait Zarathoustrahttps://fr.wikipedia.org/wiki/Ainsi_parlait_Zarathoustra
   ¤ à propos de l’œuvre de Debussy sur le site du Palazzetto Bru Zane de Venise, "Centre de musique romantique française" : http://www.bruzanemediabase.com/fre/AEuvres/Danse-sacree-et-Danse-profane-Claude-Debussy/%28offset%29/5
   ¤ une chronologie précise de la vie du musicien : http://www.debussy.fr/cdfr/bio/bio1_62-82.php

Notes :
* paroles et musique de Jerry Jeff Walker, composé en hommage au danseur de claquettes Bill Robinson
"J'ai entendu quelqu'un lui demander "S'il vous plaît,
S'il vous plaît,
Revenez et dansez, dansez, dansez, s'il vous plaît, dansez" "
Texte en anglais et traduction : http://www.lacoccinelle.net/262171.html

** Debussy: Danse sacrée et danse profane
Interprètes : Anneleen Lenaerts, violoncelle; Brussels Philarmonic , dir. Michel Tabachnik : https://www.youtube.com/watch?v=G3UGewCinYw