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mardi 9 octobre 2018

Le temps : le passer, le perdre, le tuer ou ... en jouir ?


 Léo Ferré chante pour passer le temps
  

    Ne plus rien vouloir. Attendre, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien à attendre. Traîner, dormir. Te laisser porter par les foules, par les rues. Suivre les caniveaux, les grilles, l'eau le long des berges. Longer les quais, raser les murs. Perdre ton temps. Sortir de tout projet, de toute impatience. Être sans désir, sans dépit, sans révolte.
   Georges Perec, Un homme qui dort (1967), 10/18, p.65





   J'ai un dictionnaire tout à fait personnel ; je « passe » le temps, quand il est mauvais et désagréable ; quand il est bon, je ne veux pas le « passer », je le goûte à nouveau,  je m'y arrête. Il faut « passer » le mauvais en courant et s’arrêter au bon. Cette expression ordinaire de « passe-temps » et de « passer le temps » caractérise la conduite habituelle de ces sages personnes qui ne pensent pas avoir une meilleure utilisation de leur vie que de la [laisser] couler et échapper, de la passer, de l’esquiver et, autant qu'ils le peuvent, de l’ignorer et de la fuir comme une chose de nature pénible et dédaignable. Mais moi, je sais que [la vie] est tout autre et je la trouve estimable et avantageuse, même dans la dernière phase de son cours déclinant où je la possède [en ce moment], et [la] Nature nous l’a mise en main garnie de telles  - et si favorables -  particularités que nous n'avons à nous plaindre qu'à nous si elle nous pèse et si elle nous échappe inutilement. "La vie du sot est sans joie, agitée, entièrement tournée vers l’avenir." Je règle pourtant ma conduite de manière à la perdre sans regret, mais en considérant qu’elle est perdable de par sa nature, non qu’elle est pénible et insupportable. Aussi ne convient-il parfaitement de ne  pas être mécontents de mourir qu'à ceux qui sui sont contents de vivre. Il y a de la sagesse à jouir de la vie; j’en jouis au double des autres car le degré de grandeur dans la jouissance dépend du plus ou moins d'application que nous y apportons. Spécialement à l’heure actuelle où j'aperçois la mienne si brève en temps, je veux l’étendre en poids; je veux arrêter la promptitude de sa fuite par la promptitude de ma prise et, par la vigueur de l'usage [que j’en ferai] compenser la hâtive rapidité de son écoulement : à mesure que la possession de la vie est plus courte, il faut que je la rende plus profonde et plus pleine.
   Montaigne, Les Essais, L.III, chap.13 (adaptation en français moderne, André Lanly), Quarto Gallimard p.141-1342





   Il y a mille manières de tuer le temps et aucune ne ressemble à l'autre, mais elles se valent toutes, mille façons de ne rien attendre, mille jeux que tu peux inventer et abandonner tout de suite.
   Georges Perec, ibid. p.68

  
Jean Ferrat ne chante pas pour passer le temps


Notes :
   ¤ Album Les chansons d'Aragon chantées par Léo Ferré, 1961
   ¤ Jean Ferrat, Je ne chante pas pour passer le temps, 1965

Liens :
   ¤ à lire, si vous avez le temps, à propos de la notion de temps https://fr.wikipedia.org/wiki/Temps

jeudi 23 mars 2017

Les oeufs dangereux

   Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu'il n'y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu'on m'en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage.
   Montaigne *


Frise de l'Iliade et de la guerre de Troie. Pompéi.

  • Gulliver’s Travels by Jonathan Swift  Part One: A Voyage to Lilliput: Chapter 4

   [..] our histories of six thousand moons make no mention of any other regions than the two great empires of Lilliput and Blefuscu. Which two mighty powers have, as I was going to tell you, been engaged in a most obstinate war for six–and–thirty moons past. It began upon the following occasion. It is allowed on all hands, that the primitive way of breaking eggs, before we eat them, was upon the larger end; but his present majesty's grandfather, while he was a boy, going to eat an egg, and breaking it according to the ancient practice, happened to cut one of his fingers. Whereupon the emperor his father published an edict, commanding all his subjects, upon great penalties, to break the smaller end of their eggs. The people so highly resented this law, that our histories tell us, there have been six rebellions raised on that account; wherein one emperor lost his life, and another his crown. These civil commotions were constantly fomented by the monarchs of Blefuscu; and when they were quelled, the exiles always fled for refuge to that empire. It is computed that eleven thousand persons have at several times suffered death, rather than submit to break their eggs at the smaller end. Many hundred large volumes have been published upon this controversy: but the books of the Big–endians have been long forbidden, and the whole party rendered incapable by law of holding employments.



   [...] nos annales, qui portent sur plus de six mille lunes, ne parlent jamais d’aucun autre pays au monde que des deux grands Empires de Lilliput et de Blefuscu ... J'en reviens donc à ce que j’allais vous dire : ces deux formidables puissances se trouvent engagées depuis trente-six lunes dans une guerre à mort, et voici quelle en fut l'occasion. Chacun sait qu'à l'origine, pour manger un œuf à la coque, on le cassait par le gros bout. Or il advint que l’aïeul de notre Empereur actuel, étant enfant, voulut  manger un œuf en le cassant de la façon traditionnelle et se fit une entaille au doigt. Sur quoi l’Empereur son père publia un édit ordonnant à tous ses sujets, sous peine des sanctions les plus graves, de casser leurs œufs par le petit bout. Cette loi fut si impopulaire, disent nos historiens qu'elle provoqua six révoltes, dans lesquelles un de nos Empereurs perdit la vie, un autre sa couronne. Ces soulèvements avaient chaque fois l'appui des souverains de Blefuscu et, lorsqu'ils étaient écrasés, les exilés trouvaient toujours un refuge dans ce ce Royaume. On estime à onze mille au total le nombre de ceux qui ont préféré mourir plutôt que de céder et de casser leurs œufs par le petit bout. On a publié sur cette question plusieurs centaines de gros volumes; mais les livres des Gros-Boutiens sont depuis longtemps interdits, et les membres de la secte écartés par une loi de tous les emplis publics.

   Jonathan Swift, Voyages de Gulliver, 1ière  partie, Voyage à Lilliput, trad. J. Pons, Gallimard Folio p.19-20   
  



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Références :
     * Montaigne, Les Essais (éd.de 1595), chap. XXX, "Des Cannibales", Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 2007, p.211
PhotoFrise de l'Iliade et de la guerre de Troie. Maison de D. Octavius Quartio.Pompéi (ph.pers.)
Liens :




lundi 29 juin 2015

MONTAIGNE et le langage du corps



   


   « Quoy des mains ? nous requerons, nous promettons, appellons, congedions, menaçons, prions, supplions, nions, refusons, interrogeons, admirons, nombrons, confessons, repentons, craignons, vergoignons, doubtons, instruisons, commandons, incitons, encourageons, jurons, tesmoignons, accusons, condamnons, absolvons, injurions, mesprisons, deffions, despittons, flattons, applaudissons, benissons, humilions, moquons, reconcilions, recommandons, exaltons, festoyons, resjouïssons, complaignons, attristons, desconfortons, desesperons, estonnons, escrions, taisons : et quoy non ? d'une variation et multiplication à l'envy de la langue. De la teste nous convions, renvoyons, advouons, desadvouons, desmentons, bienveignons, honorons, venerons, dedaignons, demandons, esconduisons, egayons, lamentons, caressons, tansons, soubsmettons, bravons, enhortons, menaçons, asseurons, enquerons. Quoy des sourcils ? Quoy des espaules ? Il n'est mouvement, qui ne parle, et un langage intelligible sans discipline, et un langage publique ; Qui fait, voyant la varieté et usage distingué des autres, que cestuy-cy doibt plustost estre jugé le propre de l'humaine nature. Je laisse à part ce que particulierement la necessité en apprend soudain à ceux qui en ont besoing; et les alphabets des doigts, et grammaires en gestes :  et les sciences qui ne s'exercent et ne s'expriment que par iceux. Et les nations que Pline dit n'avoir point d'autre langue. »
   Montaigne, Les Essais, L.II, ch.XII, Apologie de Raimond de Sebonde, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p.475-476

  
   « Et les mains !* Avec elles nous demandons, nous promettons, appelons, congédions, menaçons, prions, supplions, nions, refusons, interrogeons, admirons, comptons, confessons, nous nous repentons, nous craignons, exprimons de la honte, doutons, instruisons, commandons, incitons, encourageons, jurons, témoignons, accusons, condamnons, absolvons, injurions, méprisons, défions, nous nous fâchons, nous flattons, applaudissons, bénissons, nous nous humilions, nous nous moquons, nous nous réconcilions, nous recommandons, exaltons, fêtons, nous nous réjouissons, nous nous plaignons, nous nous attristons, nous nous décourageons, nous nous désespérons, nous nous étonnons, nous nous écrions, nous nous taisons : et que ne faisons-nous pas avec une infinie variété  rivalisant avec [celle de] la langue? Avec la tête : nous convions, nous renvoyons, avouons, désavouons, démentons, souhaitons la bienvenue, honorons, vénérons, dédaignons, demandons, éconduisons, nous nous égayons, nous nous lamentons, nous caressons, tançons, soumettons, bravons, exhortons, menaçons, rassurons, interrogeons. Et avec les sourcils ! Avec les épaules ! Il n'y a pas un mouvement qui ne parle et un langage intelligible sans professeur et un langage public, ce qui fait que, lorsque l’on en voit la richesse et l’usage différent des autres [langages], celui-ci doit être considéré, plutôt qu’eux, comme celui qui est propre à la nature humaine. Je laisse à part ce que, particulièrement, la nécessité apprend soudain, en cette matière, à ceux qui en ont besoin, et les alphabets des doigts, et les grammaires des gestes, et les sciences qui ne sont exercées et exprimées que par eux, et les nations dont Pline dit qu’elles n’ont pas d’autre langue. »
   * c'est moi qui souligne
   Montaigne, Les Essais en français moderne, L.II, ch.XII, Apologie de Raymond Sebon, Quarto Gallimard, p.551-552


 Et quoi des pieds ? :
   « Je viens de voir chez moi un petit homme natif de Nantes, né sans bras, qui a si bien dressé ses pieds au service que lui devaient les mains qu'ils en ont, à la vérité, à demi oublié leur fonction naturelle. Du reste il les nomme ses mains, il coupe, il charge un pistolet et lâche le coup, il enfile son aiguille, il coud, il écrit, il tire son bonnet, il se peigne, il joue aux cartes et aux dés et les remue avec autant de dextérité que saurait faire quelque autre [personne] ; l'argent que je lui ai donné (car il gagne sa vie à se faire voir), il l'a emporté dans son pied comme nous le faisons dans notre main. » 
   Montaigne, ibid., L. I,chap. XXIII, Sur "la coutume" et sur le fait qu'on ne change pas aisément une loi reçue, p.136



* * *

Photographies :

   ¤ Détails de la statue  de Montaigne assis située face à la Sorbonne, rue des Écoles à Paris, 5ième. Œuvre du sculpteur  Paul Landowski (1875-1961)

Sur le socle en pierre de la statue, on peut lire gravé :

PARIS A MON CŒUR DES MON ENFANCE
JE NE SUIS FRANÇAIS QUE PAR CETTE
GRANDE CITE GRANDE SURTOUT ET
INCOMPARABLE EN VARIETE LA
GLOIRE DE LA FRANCE ET L’UN DES
PLUS NOBLES ORNEMENTS DU MONDE
   Quant au pied droit de ladite statue, il sera bon de (re)lire de Montaigne ce qu'il écrit de la superstition.
 
   ¤ A propos de Paul Landowski, également auteur du Christ Rédempteur qui, situé au sommet du mont Corcovado, domine la ville de Rio de Janeiro, voirhttp://www.paul-landowski.com/la-vie/biographique-paul-landowski/