mardi 24 mars 2015

Le clavier intempéré




L'orgue à liqueurs


   « La neige tombait. Aux lumières des lampes, des herbes de glace poussaient derrière les vitres bleuâtres et le givre, pareil à du sucre fondu, scintillait dans les culs de bouteille des carreaux tiquetés d’or. 
   Un silence profond enveloppait la maisonnette engourdie dans les ténèbres. 
   Des Esseintes rêvassait ; le brasier chargé de bûches emplissait d’effluves brûlants la pièce ; il entr’ouvrit la fenêtre. 
   Ainsi qu’une haute tenture de contre-hermine, le ciel se levait devant lui, noir et moucheté de blanc. 
   Un vent glacial courut, accéléra le vol éperdu de la neige, intervertit l’ordre des couleurs. 
   La tenture héraldique du ciel se retourna, devint une véritable hermine, blanche, mouchetée de noir, à son tour, par les points de nuit dispersés entre les flocons. 
   Il referma la croisée ; ce brusque passage sans transition, de la chaleur torride, aux frimas du plein hiver l’avait saisi ; il se recroquevilla près du feu et l’idée lui vint d’avaler un spiritueux qui le réchauffât. 
   Il s’en fut dans la salle à manger où, pratiquée dans l’une des cloisons, une armoire contenait une série de petites tonnes, rangées côte à côte, sur de minuscules chantiers de bois de santal, percées de robinets d’argent au bas du ventre. 
   Il appelait cette réunion de barils à liqueurs, son orgue à bouche. 
   Une tige pouvait rejoindre tous les robinets, les asservir à un mouvement unique, de sorte qu’une fois l’appareil en place, il suffisait de toucher un bouton dissimulé dans la boiserie, pour que toutes les    cannelles *, tournées en même temps, remplissent de liqueur les imperceptibles gobelets placés au-dessous d’elles.   L’orgue se trouvait alors ouvert. Les tiroirs étiquetés « flûte, cor, voix céleste » étaient tirés, prêts à la manœuvre. Des Esseintes buvait une goutte, ici, là, se jouait des symphonies intérieures, arrivait à se procurer, dans le gosier, des sensations analogues à celles que la musique verse à l’oreille. 
   Du reste, chaque liqueur correspondait, selon lui, comme goût, au son d’un instrument. Le curaçao sec, par exemple, à la clarinette dont le chant est aigrelet et velouté ; le kummel au hautbois dont le timbre sonore nasille ; la menthe et l’anisette, à la flûte, tout à la fois sucrée et poivrée, piaulante et douce ; tandis que, pour compléter l’orchestre, le kirsch sonne furieusement de la trompette ; le gin et le whisky emportent le palais avec leurs stridents éclats de pistons et de trombones, l’eau-de-vie de marc fulmine avec les assourdissants vacarmes des tubas, pendant que roulent les coups de tonnerre de la cymbale et de la caisse frappés à tour de bras, dans la peau de la bouche, par les rakis de Chio et les mastics ! 
   Il pensait aussi que l’assimilation pouvait s’étendre, que des quatuors d’instruments à cordes pouvaient fonctionner sous la voûte palatine, avec le violon représentant la vieille eau-de-vie, fumeuse et fine, aiguë et frêle ; avec l’alto simulé par le rhum plus robuste, plus ronflant, plus sourd ; avec le vespétro déchirant et prolongé, mélancolique et caressant comme un violoncelle ; avec la contrebasse, corsée, solide et noire comme un pur et vieux bitter. On pouvait même, si l’on voulait former un quintette, adjoindre un cinquième instrument, la harpe, qu’imitait par une vraisemblable analogie, la saveur vibrante, la note argentine, détachée et grêle du cumin sec.
   La similitude se prolongeait encore : des relations de tons existaient dans la musique des liqueurs ; ainsi pour ne citer qu’une note, la bénédictine figure, pour ainsi dire, le ton mineur de ce ton majeur des alcools que les partitions commerciales désignent sous le signe de chartreuse verte. 
   Ces principes une fois admis, il était parvenu, grâce à d’érudites expériences, à se jouer sur la langue de silencieuses mélodies, de muettes marches funèbres à grand spectacle, à entendre, dans sa bouche, des solis de menthe, des duos de vespétro et de rhum.  
   Il arrivait même à transférer dans sa mâchoire de véritables morceaux de musique, suivant le compositeur, pas à pas, rendant sa pensée, ses effets, ses nuances, par des unions ou des contrastes voisins de liqueurs, par d’approximatifs et savants mélanges. 
   D’autres fois, il composait lui-même des mélodies, exécutait des pastorales avec le bénin cassis qui lui faisait roulader, dans la gorge, des chants emperlés de rossignol ; avec le tendre cacao-chouva qui fredonnait de sirupeuses bergerades, telles que « les romances d’Estelle »** et les « Ah ! vous dirai-je, maman » du temps jadis.  
   Mais, ce soir-là, des Esseintes n’avait nulle envie d’écouter le goût de la musique ; il se borna à enlever une note au clavier de son orgue, en emportant un petit gobelet qu’il avait préalablement rempli d’un véridique whisky d’Irlande.»

    *Cannelles ; mot trouvé dans différentes éditions

J.-K. Huysmans, A Rebours, 1884,chap. IV. Gallimard, Folio n°898 p.137 sq.

 


  Le Pianocktail


« – Prendras-tu un apéritif ? demanda Colin. Mon pianocktail est achevé, tu pourrais l’essayer.
– Il marche ? demanda Chick.
– Parfaitement. J’ai eu du mal à le mettre au point, mais le résultat dépasse mes espérances. J’ai obtenu, à partir, de la Black and Tan Fantasy, un mélange vraiment ahurissant.
– Quel est ton principe ? demanda Chick.
– A chaque note, dit Colin, je fais correspondre un alcool, une liqueur ou un aromate. La pédale forte correspond à l’œuf battu et la pédale faible à la glace. Pour l’eau de Seltz, il faut un trille dans le registre aigu. Les quantités sont en raison directe de la durée : à la quadruple croche équivaut le seizième d’unité, à la noire l’unité, à la ronde la quadruple unité. Lorsque l’on joue un air lent, un système de registre est mis en action, de façon que la dose ne soit pas augmentée – ce qui donnerait un cocktail trop abondant – mais la teneur en alcool. Et, suivant la durée de l’air, on peut, si l’on veut, faire varier la valeur de l’unité, la réduisant, par exemple au centième, pour pouvoir obtenir une boisson tenant compte de toutes les harmonies au moyen d’un réglage latéral.
– C’est compliqué, dit Chick.
– Le tout est commandé par des contacts électriques et des relais. Je ne te donne pas de détails, tu connais ça. Et d’ailleurs, en plus, le piano fonctionne réellement.
– C’est merveilleux ! dit Chick.
– Il n’y a qu’une chose gênante, dit Colin, c’est la pédale forte pour l’œuf battu. J’ai dû mettre un système d’enclenchement spécial, parce que lorsqu’on joue un morceau trop « hot », il tombe des morceaux d’omelettes dans le cocktail, et c’est dur à avaler. Je modifierai ça. Actuellement, il suffit de faire attention. Pour la crème fraîche, c’est le sol grave.
– Je vais m’en faire un sur Loveless Love, dit Chick. Ça va être terrible.
– Il est encore dans le débarras dont je me suis fait un atelier, dit Colin, parce que les plaques de protection ne sont pas vissées. Viens, on va y aller. Je le règlerai pour deux cocktails de vingt centilitres environ, pour commencer.
   Chick se mit au piano. A la fin de l’air, une partie du panneau de devant se rabattit d’un coup sec et une rangée de verres apparut. Deux d’entre eux étaient pleins à ras bord d’une mixture appétissante.
– J’ai eu peur, dit Colin. Un moment, tu as fait une fausse note. Heureusement, c’était dans l’harmonie.
– Ça tient compte de l’harmonie ? dit Chick.
– Pas pour tout, dit Colin. Ce serait trop compliqué. Il y a quelques servitudes seulement. Bois et viens à table. »

   Boris Vian, L’Ecume des jours, 1946. Chap. I, éd. 10/18, p.12 sq




 . . .  puis, l'orgue à couleurs

   « Entre 1895 et 1902 paraissent plusieurs études qui proclament le parallélisme entre la couleur et le son. Certaines des théories avancées se révèlent stériles : il n’en résulte que l’éphémère orgue à couleurs, utilisé par Scriabine [1], et l’usage, en critique musicale, d’un vocabulaire absolument trompeur. Il n’en reste pas moins certain que l’on est en train d’explorer un nouveau domaine de l’imagination. »

   Edward Lockspeiser, Claude Debussy, Fayard 1980, p.275. 




  . . .  et enfin, l'orgue à chats 
 




Les Etudes de Petit-Pierre. Texte et dessins par  Georges Fath.

Librairie Ch. Delagrave, Paris, 15 rue Soufflot 15

Edition fin XIXe s.





[1] Alexandre Nikolaïevitch Scriabine est un pianiste et un compositeur russe né à Moscou le 6 janvier 1872 et mort à Moscou le 27 avril 1915.
Liens :
 - Boris Vian, site officiel (ludique) :  http://www.borisvian.org/
 - à propos d’orgue à chats : http://fr.wikipedia.org/wiki/Orgue_%C3%A0_chats

  •  Remerciements à Anne L.-P. pour le prêt du livre de Georges Fath.