« DURING THE
whole of a dull, dark, and soundless day in the autumn of the year, when the
clouds hung oppressively low in the heavens, […] »
«Pendant toute la
journée d'automne, journée fuligineuse [1],
sombre et muette, où les nuages pesaient lourds et bas dans le ciel, j'avais
traversé seul et à cheval une étendue de pays singulièrement lugubre, et enfin,
comme les ombres du soir approchaient, je me trouvai en vue de la mélancolique
Maison Usher. Je ne sais comment cela se fit, mais au premier coup d’œil que je
jetai sur le bâtiment, un sentiment d’insupportable tristesse pénétra mon âme.
Je dis insupportable, car cette tristesse n’était nullement tempérée par une
parcelle de ce sentiment dont l’essence poétique fait presque une volupté, et
dont l’âme est généralement saisie en face des images naturelles les plus
sombres de la désolation et de la terreur. Je regardais le tableau placé devant
moi et, rien qu’à voir la maison et la perspective caractéristique de ce
domaine, les murs qui avaient froid [2], les
fenêtres semblables à des yeux distraits [3],
quelques bouquets de joncs vigoureux [4],
quelques troncs d’arbres blancs et dépéris, j’éprouvais cet entier affaissement
d’âme, qui, parmi les sensations terrestres, ne peut se mieux comparer qu’à
l’arrière-rêverie du mangeur d’opium, à son navrant retour à la vie
journalière, à l’horrible et lente retraite du voile. C’était une glace au
cœur, un abattement, un malaise, une irrémédiable tristesse de pensée qu’aucun
aiguillon de l’imagination ne pouvait
raviver ni pousser au grand [5]. Qu’était
donc – je m’arrêtai pour y penser – qu’était donc ce je ne sais quoi qui m’énervait
ainsi en contemplant la Maison Usher ? C’était un mystère tout à fait insoluble,
et je ne pouvais pas lutter contre les pensées ténébreuses qui s’amoncelaient
sur moi pendant que j’y réfléchissais. Je fus forcé de me rejeter dans cette
conclusion peu satisfaisante, qu’il existe des combinaisons d’objets naturels
très simples qui ont la puissance de nous affecter de cette sorte, et que l’analyse
de cette puissance gît dans des considérations où nous perdrions pied. Il était
possible, pensais-je qu’une simple différence dans l’arrangement des matériaux
de la décoration, des détails du tableau, suffît pour modifier , pour annihiler
peut-être cette puissance d’impression douloureuse ; et, agissant d’après
cette idée, je conduisis mon cheval vers le bord escarpé d’un noir et lugubre étang, qui, miroir immobile,
s’étalait devant le bâtiment ; et je regardai, mais avec un frisson plus pénétrant encore que la
première fois, les images répercutées et renversées des joncs grisâtres ,
des troncs d’arbres sinistres, et des fenêtres semblables à des yeux sans
pensée [6].»
E. Allan Poe, La chute de la maison Usher (1839), trad. Ch.
Baudelaire (1855), in Edgar Allan Poe,
contes-essais-poèmes , Robert Laffont, Bouquins, p.406-407. Partie des notes :
Claude Richard.
Edition américaine consultée: The Tell-Tale Heart and other writings by Edgar Allan Poe, Bantam Classic ; The Fall of the House of Usher, p.24-25
[1] Dull : morne, maussade.
[3] the vacant and eye-like windows : en anglais la même expression est reprise littéralement en fin de paragraphe.
I
« Le château du
Quesnay, qu’il faut bien vous faire connaitre, dit Rollon [1],
comme un personnage – puisqu’il est le théâtre de cette histoire – avait
appartenu de temps immémorial à l’ancienne famille de ce nom. Il était situé,
car il n’existe plus – et cette histoire vous dira pourquoi – dans la partie la
plus reculée, la plus basse de la basse Normandie.
Son toit de châteaulin, d’un bleu noir
d’hirondelle, brillait à travers un massif de saules dont les pieds et le flanc
trempaient dans une pièce d’eau dormante,
laquelle partant du fond des bois profonds de cette terre boiseuse,
s’avançait – en style de charretier, raz la route qui passait sous le
Quesnay et menait du vieux bourg de B… au
vieux bourg de S… [2]
- les bourgs étant encore plus communs que les villes, il y a quarante ans,
dans ce coin de pays perdu.
Sans cette pièce d’eau qu’on appelait
l’étang du Quesnay, d’une grandeur étrange et d’une forme particulière (elle
avait la forme d’un cône dont la base se fût appuyée à la route), la terre et
le château dont il est question n’auraient eu rien de remarquable que les
terres et les châteaux environnants. C’eût été un beau et commode manoir, voilà
tout, une noble demeure. Mais cet étang qui se prolongeait bien au-delà de ce
château, assis et oublié dans son bouquet de saules, mouillés et entortillés
par les crêpes blancs d’un brouillard éternel, cet étang qui s’enfonçait dans
l’espace comme une avenue liquide – à perte de vue – frappait le Quesnay de
toute une physionomie !
Les mendiants du pays disaient avec
mélancolie que cet étang-là était long et triste comme un jour sans pain. Et de
fait, avec sa couleur d’un vert mordoré comme le dos de ses grenouilles, ses
plaques de nénuphars jaunâtres, sa bordure hérissée de joncs, sa solitude
hantée seulement par quelques sarcelles, sa barque à moitié submergée et
pourrie, il avait pour tout le monde un aspect sinistre, et même pour moi, qui
suis né entre deux marais typhoïdes, par un temps de pluie, et qui tiens du
canard sauvage pour l’amour des profondes rivières, au miroir glauque – des ciels
gris – et des petites pluies qui n’en finissent pas, au fond des horizons brumeux.
J’ai vu pas mal d’eau dans ma vie, mais la
physionomie qu’avait cette espèce de lac m’est restée, et jamais, depuis que
les événements m’ont roulé, ici et là, je n’ai retrouvé, aux endroits les plus
terribles d’aspect ou de souvenir pour l’imagination prévenue, l’air qu’avait
cet étang obscur, cette pièce d’eau ignorée, et dont certainement, après moi,
personne ne parlera jamais ! »
Barbey d'Aurevilly, Un prêtre marié (1865). L. de P. n° 2688 p.33 à 35. Notes de Jacques Petit.
Liens :
1 . E. Allan Poe :
- œuvres disponibles en ligne : http://fr.wikisource.org/wiki/Auteur:Edgar_Allan_Poe
- résumé et analyse du conte : http://fr.wikipedia.org/wiki/La_Chute_de_la_maison_Usher_%28nouvelle%29
2. J. Barbey d'Aurevilly :
- œuvre disponible en ligne : http://fr.wikisource.org/wiki/Un_pr%C3%AAtre_mari%C3%A9
3. Musique : L'étang chimérique. Paroles et Musique : Léo Ferré (1958)
- interprétée par Léo Ferré : https://www.youtube.com/watch?v=bGAJPeF0jlw
- interprétée par Jacques Douai : https://www.youtube.com/watch?v=9dx-jsQGwlU