lundi 26 septembre 2016

Silence et désolation



 Je les poursuivrai par l'épée, par la famine et par la peste, 
je les rendrai un objet d'effroi pour tous les royaumes de 
la terre, un sujet de malédiction, de désolation, de 
moquerie et d'opprobre, parmi toutes les nations où 
je les chasserai.
   Jérémie, 29-18 

Partition de 4'33'' de John Cage



   Alors je maudis les éléments de la malédiction du tumulte ; et une effrayante tempête s’amassa dans le ciel, où naguère il n’y avait pas un souffle. Et le ciel devint livide de la violence de la tempête, et la pluie battait la tête de l’homme, et les flots de la rivière débordaient, et la rivière torturée jaillissait en écume, et les nénuphars criaient dans leurs lits,  et la forêt s’émiettait au vent, et le tonnerre roulait, et l’éclair tombait, et le roc vacillait sur ses fondements. Et j’étais toujours blotti dans ma cachette pour épier les actions de l’homme. Et l’homme tremblait dans la solitude ; cependant la nuit avançait, et il restait assis sur le rocher.
   Alors, je fus irrité, et je maudis de la malédiction du silence la rivière et les nénuphars, et le vent, et la forêt, et le ciel, et le tonnerre, et les soupirs des nénuphars. Et ils furent frappés de la malédiction, et ils devinrent muets. Et la lune cessa de faire péniblement sa route dans le ciel, et le tonnerre expira, et l’éclair ne jaillit plus, et les nuages pendirent immobiles, et les eaux redescendirent dans leur lit et y restèrent, et les arbres cessèrent de se balancer, et les nénuphars ne soupirèrent plus, et il ne s’éleva plus de leur foule le moindre murmure, ni l’ombre d’un son dans tout le vaste désert sans limites. Et je regardai les caractères du rocher, et ils étaient changés ; et maintenant ils formaient le mot : silence.
   Et mes yeux tombèrent sur la figure de l’homme, et sa figure était pâle de terreur. Et précipitamment il leva sa tête de sa main, il se dressa sur le rocher, et tendit l’oreille. Mais il n’y avait pas de voix dans tout le vaste désert sans limites, et les caractères gravés sur le rocher étaient : silence. Et l’homme frissonna, et il fit volte-face, et il s’enfuit loin, loin, précipitamment, si bien que je ne le vis plus.
   Edgar Allan Poe, Silence (1837), trad. Ch. Baudelaire (1855), in "Contes-Essais-Poèmes", coll. Bouquins, p.361-362





   La route traversait un marécage desséché où des tuyaux de glace sortaient tout droit de la boue gelée, pareils à des formations dans une grotte. Les restes d’un ancien feu au bord de la route. Au-delà une longue levée de ciment. Un marais d’eau morte. Des arbres morts émergeant de l’eau grise auxquels s’accrochait une mousse de tourbière grise et fossile. Les soyeuses  retombées de cendre contre la bordure. Il s’appuyait au ciment rugueux du parapet. Peut-être que dans la destruction du monde il serait enfin possible de voir comment il était fait. Les océans, les montagnes. L’accablant contre-spectacle des choses en train de cesser d’être. L’absolue désolation, hydropique et froidement temporelle. Le silence.
   Cormac McCarthy, La route, trad. F. Hirsch, coll. Points, p.241-242

  



   “Then I cursed the elements with the curse of tumult; and a frightful tempest gathered in the heaven, where, before, there had been no wind. And the heaven became livid with the violence of the tempest — and the rain beat upon the head of the man — and the floods of the river came down — and the river was tormented into foam — and the water-lilies shrieked within their beds — and the forest crumbled before the wind — and the thunder rolled, — and the lightning fell — and the rock rocked to its foundation. And I lay close within my covert and observed the actions of the man. And the man trembled in the solitude ; — but the night waned and he sat upon the rock.
   “Then I grew angry and cursed, with the curse of silence, the river, and the lilies, and the wind, and the forest, and the heaven, and the thunder, and the sighs of the water-lilies. And they became accursed and were still. And the moon ceased to totter up its pathway to heaven — and the thunder died away — and the lightning did not flash — and the clouds hung motionless — and the waters sunk to their level and remained — and the trees ceased to rock — and the water-lilies sighed no more — and the murmur was heard no longer from among them, nor any shadow of sound throughout the vast illimitable desert. And I looked upon the characters of the rock, and they were changed — and the characters were SILENCE.
   “And mine eyes fell upon the countenance of the man, and his countenance was wan with terror. And, hurriedly, he raised his head from his hand, and stood forth upon the rock and listened. But there was no voice throughout the vast illimitable desert, and the characters upon the rock were SILENCE. And the man shuddered, and turned his face away, and fled afar off, in haste, so that I beheld him no more.”
   Edgar Allan Poe, Silence, in "The Tell-Tale Heart and others writings", Bantam Classic, p.212-213



                                   



   The road crossed a dried slough where pipes of ice stood out of the frozen mud like formations in a cave. The remains of an old fire by the side of the road. Beyond that a long concrete causeway. A dead swamp. Dead trees standing out of the grey water trailing gray and relic hagmoss. The silky spills of ash against the curbing. He stood leaning on the gritty concrete rail. Perhaps in the world’s destruction it would be possible at last to see how it was made. Oceans, mountains. The ponderous counterspectacle of things ceasing to be. The sweeping waste, hydroptic and coldly secular. The silence.
   Cormac McCarthy, The road, Picador, 2003, p.293



  • Bob Dylan, Desolation Row, 1965




Liens :
Le conte d'Edgar Poe est lisible en ligne :
   ¤ en français : https://fr.wikisource.org/wiki/Silen
   ¤ sur Cormac McCarthy : https://fr.wikipedia.org/wiki/Cormac_McCarthy
   ¤ about Desolation Row from the album "Highway 61 revisited", 1965 : https://en.wikipedia.org/wiki/Desolation_Row
   ¤ John Cage : https://fr.wikipedia.org/wiki/John_Cage , article où l'on peut lire à propos de 4'33'' :   L'une des œuvres les plus célèbres de John Cage est probablement 4′33″, un morceau où un(e) interprète joue en silence pendant quatre minutes et trente-trois secondes. Composée en trois mouvements devant cependant être indiqués en cours de jeu, l'œuvre a été créée par le pianiste David Tudor. L'objectif de cette pièce est l'écoute des bruits environnants dans une situation de concert. Cette expérimentation découle de l'importance qu'accordait John Cage à la pensée de Henry David Thoreau. Ce dernier relate dans son « Journal » qu'il est plus intéressant d'écouter les sons de la nature, le son des animaux et le glissement furtif des objets animés par les éléments naturels, par le vent, que la musique préméditée par l'intention d'un compositeur. 4′33″ découle aussi de l'expérience que Cage réalise dans une chambre anéchoïque dans laquelle il s'aperçut que « le silence n'existait pas car deux sons persistent : les battements de son cœur et le son aigu de son système nerveux ». Comme le dit Yoko Ono, John Cage « considérait que le silence devenait une véritable musique ».


1 commentaire:

  1. Le silence sauve, mais le silence tue aussi. "Se réfugier dans le silence" dit une chose, et "opposer ou imposer à quelqu'un le silence" en dit une autre. S'agit-il du même silence ? On pourrait en douter... Mais à la réflexion, il n'y a pas deux silences, il n'y en a même pas un : c'est toujours s'abstenir, "faire silence" est une action. La situation et les circonstances confèrent un signe, négatif ou positif, à cette interruption du cours des choses. Mais le plus terrible silence est celui que rencontre une question muette, informel able (parce que les termes de la question seraient dans la réponse) : à une telle blessure, point de rémission.

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