mercredi 4 janvier 2017

Les MOTS, une drôle de chose.

 

   "Le Père Huc raconte qu'au Tibet, lorsqu'on ne peut se procurer le remède dont on a besoin, on écrit le nom du remède sur un morceau de papier que l'on avale."
   Dictionnaire des superstitions *





    3 octobre 1911
 
   Au bureau, je dicte une importante circulaire destinée à la police du district. Arrivé à la conclusion, qui doit prendre de l'élan, je reste court et suis incapable de faire autre chose que de regarder la dactylo, Mlle K., laquelle, comme à son habitude, devient particulièrement remuante, déplace sa chaise, tousse, pianote sur la table, attirant par là l'attention de tout le bureau sur mon malheur. L'idée que je cherche prend maintenant d'autant plus de prix qu'elle tranquilliserait Mlle K., et plus elle devient précieuse plus elle est difficile à trouver. Enfin, je tiens le mot "stigmatiser" et la phrase qui va avec, mais je continue à garder tout cela dans ma bouche avec dégoût et un sentiment de honte, comme si les mots étaient de la viande crue, de la viande coupée à même ma chair (tant cela m'a coûté). Enfin, je dis la phrase, mais il me reste une grande terreur parce que je vois que tout en moi est prêt pour un travail poétique, que ce travail serait pour moi une solution divine, une entrée réelle dans la vie, alors qu'au bureau je dois, au nom d'une lamentable paperasserie, arracher un morceau de sa chair au corps capable d'un tel bonheur.
  Franz Kafka, Journal, trad. Marthe Robert, Grasset, p.65






   Tant d’embarras pour démontrer des platitudes, le ton pédantesque de l’auteur, la monotonie des tournures : « Nous sommes prêts à le reconnaître, – Loin de nous la pensée, – Interrogeons notre conscience », l’éloge sempiternel de Dugald-Stewart, enfin tout ce verbiage les écœura tellement que, sautant par-dessus la faculté de vouloir, ils entrèrent dans la Logique.    Elle leur apprit ce qu’est l’analyse, la synthèse, l’induction, la déduction et les causes principales de nos erreurs.
   Presque toutes viennent du mauvais emploi des mots.
   « Le soleil se couche, –  le temps se rembrunit, – l’hiver approche », locutions vicieuses et qui feraient croire à des entités personnelles, quand il ne s’agit que d’événements bien simples !  « Je me souviens de tel objet, de tel axiome, de telle vérité », illusion ! ce sont les idées, et pas du tout les choses, qui restent dans le moi, et la rigueur du langage exige : « Je me souviens de tel acte de mon esprit, par lequel j’ai perçu cet objet, par lequel j’ai déduit cet axiome, par lequel j’ai admis cette vérité. »
   Comme le terme qui désigne un accident ne l’embrasse pas dans tous ses modes, ils tâchèrent de n’employer que des mots abstraits, si bien qu’au lieu de dire : « Faisons un tour, – il est temps de dîner, – j’ai la colique », ils émettaient ces phrases : « Une promenade serait salutaire, – voici l’heure d’absorber des aliments, – j’éprouve un besoin d’exonération. »
   Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, O.C., Editions du Seuil, coll. L'Intégrale, p.271-272
  • Grand Corps Malade : J'ai mis des mots ** 



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Notes:
   * Dictionnaire des superstitions, Ed. Robert Morel p.198 
Musique : Grand Corps Malade, J'ai mis des mots. Album," Funambule"
Photo 2: La lecture attrayante. Méthode Jeanne. Nouvelle méthode de lecture à l'usage des écoles, Librairies-Imprimeries réunies L. MARTINET,                          7, rue St Benoit.  Paris.
Liens :
   ¤ Père Huc : https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89variste_Huc
   ¤ Bouvard et Pécuchet en ligne : http://flaubert.univ-rouen.fr/oeuvres/bouvard_et_pecuchet.php  
   ¤ à propos de Bouvard et Pécuchet : https://fr.wikipedia.org/wiki/Bouvard_et_P%C3%A9cuchet

1 commentaire:

  1. Il me semble avoir aperçu Mlle K. en Amérique. Est-ce une illusion ? Un jour qu'à Prague je visitais le Château, celui qui domine la ville, comme on sait, je crois quelle était là encore. Elle assistait enfin, sauf erreur, à un certain Procès où je fus mis en cause. Chose troublante, je la surprenais toujours de dos, comme si elle m'avait précédé en ces lieux. Mais je suis persuadé, quand j'y repense, qu'elle me suivait. Pourquoi suivre un assureur praguois, et écrivain rentré de surcroît, me direz-vous ? Peut-être espérait-elle que je l'emmènerais au théâtre yiddish ... Mais non, Mlle K. est un double, c'est une ombre. Je serais même tenté de dire, à de certains moments, qu'elle n'existe pas !

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