L'Allemagne a déclaré la guerre à la Russie.- Après-midi piscine.
Franz Kafka, Journal, trad. M. Robert, Grasset, p.383
Comme
dans un voyage de chemin de fer, lorsque quittant les forêts et les collines vallonnées
on se retrouve tout à coup au milieu d’une plaine aride, c’est ainsi que cela s’est
produit, que nous sommes passés de la paix à la guerre, à cette différence près
qu’ici il est plus difficile voire impossible de délimiter la frontière, de
déterminer où l’une commence et l’autre prend fin, car toutes deux sont
imbriquées l’une dans l’autre et, contrairement au voyage en chemin de fer, en
matière de guerre et de paix, tout se passe de façon imperceptible, on regarde
par la fenêtre, c’est encore la forêt, les collines, on regarde une seconde
plus tard et c’est déjà la plaine.
Comprenez-moi bien, par état de guerre je n’entends
pas … voyons … comment dire … des fusillades dans les rues, ou quelque chose
comme ça, je ne cherche pas à enrober dans un bel emballage des idées aussi
naïves, je ne suis plus un enfant, je sais que tout cela est bien naturel. Non,
il ne s’agit pas de fusillades dans les rues, ni de la peur qu’on nous tire
dessus, que les choses soient claires (même si cela peut se produire à tout
moment), ce n’est pas cela qui constitue la guerre, ni cela ni les chasses à l’homme.
Il s’agit de tout autre chose … les jours passent, les choses suivent
tranquillement leur cours, et puis on se retrouve devant un panneau indicateur
qui ne montre aucune direction, le chemin s’arrête là, la route devient
impraticable, tout se brise net au pied du panneau, et c’est ce que l’on peut
nommer à juste titre vrai mystère jamais élucidé : un esprit s’est
échappé.
Cet
esprit très maléfique n’a rien à voir
avec la mort. C’est l’esprit de la guerre, celui de la jouissance de pouvoir
détruire tout ce qui existe. C’est une jouissance totale, extrême, illimitée,
et rien ni personne ne peut échapper à son emprise.
On peut résister à tout mais pas à cet
esprit car il s‘infiltre sournoisement partout, il résume et conclut tout
énoncé de vérité, il incarne l’incomparable volupté du pouvoir suprême et l’étendue
de son domaine ne connaît aucune limite.
Cet esprit nous pousse à haïr sans raison et
à nous détruire nous-mêmes. Et s’il est réellement échappé, l’espace de protection
qui nous entoure, tout ce qui existe, depuis la modeste collection de vignettes
de boîtes d’allumettes jusqu’au plus somptueux des royaumes, tout ce qui nous
appartient perd soudain son sens, s’effondre de lui-même.
Assis devant la fenêtre de ma cuisine, j’ai
vu les moineaux s’envoler pour redescendre aussitôt, et j’ai compris cela.
Nous ne possédons rien.
Laszlo
Krasznahorkai, Thésée universel,
trad. du hongrois par J. Dufeuilly,, Vagabonde,2011, p.88-90
Etienne Jules Ramey. Thésée combattant le Minotaure |
6
août 1914
Je ne découvre en moi que mesquinerie,
irrésolution, envie et haine à l’égard des combattants auxquels je souhaite
passionnément tout le mal possible.
Franz
Kafka, ibidem, p.385
¤ Leonard Cohen, Songs of love and hate (1971)
& & &
Photo 2 : Etienne Jules Ramey.Thésée combattant le Minotaure, Jardin des Tuileries, Paris (ph. pers.)
Liens :
¤ Etienne Jules Ramey, sculpteur: https://fr.wikipedia.org/wiki/Jules_Ramey
¤ Leonard Cohen (1934-2016), Songs of love and hate : https://fr.wikipedia.org/wiki/Songs_of_Love_and_Hate
La guerre est commencée, mais elle est loin, mes proches ont passé l'âge et je suis trop petit. Les années passent et c'est toujours la guerre là-bas, ceux qui reviennent avant de repartir n'en disent rien on entend parler de désertions, de valises, de généraux, de représailles, de tortures. On relit Camus, on parle d'appel à la trêve, on crie "Paix en Algérie", on sait que le fils de Mme Une telle à été tué parce qu'elle a mis son portrait, coiffé d'un calot, sur le buffet de la cuisine. Mon sursis prend fin, le pars à l'armée (j'ai demandé la Marine), je me retourne: c'est fini, les accords viennent d'avoir lieu, on ne tue plus par guerre, mais par méchanceté. Dieu du ciel! que m'est-il arrivé ? Rien, en apparence : mais la guerre est passée, et on n'est plus pareil.
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