vendredi 30 décembre 2016

L'esprit de la guerre

   2 août 1914.
L'Allemagne a déclaré la guerre à la Russie.- Après-midi piscine.
   Franz Kafka, Journal, trad. M. Robert, Grasset, p.383







   Comme dans un voyage de chemin de fer, lorsque quittant les forêts et les collines vallonnées on se retrouve tout à coup au milieu d’une plaine aride, c’est ainsi que cela s’est produit, que nous sommes passés de la paix à la guerre, à cette différence près qu’ici il est plus difficile voire impossible de délimiter la frontière, de déterminer où l’une commence et l’autre prend fin, car toutes deux sont imbriquées l’une dans l’autre et, contrairement au voyage en chemin de fer, en matière de guerre et de paix, tout se passe de façon imperceptible, on regarde par la fenêtre, c’est encore la forêt, les collines, on regarde une seconde plus tard et c’est déjà la plaine.
   Comprenez-moi bien, par état de guerre je n’entends pas … voyons … comment dire … des fusillades dans les rues, ou quelque chose comme ça, je ne cherche pas à enrober dans un bel emballage des idées aussi naïves, je ne suis plus un enfant, je sais que tout cela est bien naturel. Non, il ne s’agit pas de fusillades dans les rues, ni de la peur qu’on nous tire dessus, que les choses soient claires (même si cela peut se produire à tout moment), ce n’est pas cela qui constitue la guerre, ni cela ni les chasses à l’homme. Il s’agit de tout autre chose … les jours passent, les choses suivent tranquillement leur cours, et puis on se retrouve devant un panneau indicateur qui ne montre aucune direction, le chemin s’arrête là, la route devient impraticable, tout se brise net au pied du panneau, et c’est ce que l’on peut nommer à juste titre vrai mystère jamais élucidé : un esprit s’est échappé.
   Cet esprit très maléfique n’a rien  à voir avec la mort. C’est l’esprit de la guerre, celui de la jouissance de pouvoir détruire tout ce qui existe. C’est une jouissance totale, extrême, illimitée, et rien ni personne ne peut échapper à son emprise.
   On peut résister à tout mais pas à cet esprit car il s‘infiltre sournoisement partout, il résume et conclut tout énoncé de vérité, il incarne l’incomparable volupté du pouvoir suprême et l’étendue de son domaine ne connaît aucune limite.
   Cet esprit nous pousse à haïr sans raison et à nous détruire nous-mêmes. Et s’il est réellement échappé, l’espace de protection qui nous entoure, tout ce qui existe, depuis la modeste collection de vignettes de boîtes d’allumettes jusqu’au plus somptueux des royaumes, tout ce qui nous appartient perd soudain son sens, s’effondre de lui-même.
   Assis devant la fenêtre de ma cuisine, j’ai vu les moineaux s’envoler pour redescendre aussitôt, et j’ai compris cela.
   Nous ne possédons rien.
   Laszlo Krasznahorkai, Thésée universel, trad. du hongrois par J. Dufeuilly,, Vagabonde,2011,  p.88-90




Etienne Jules Ramey. Thésée combattant le Minotaure
  

  
   6 août 1914

   Je ne découvre en moi que mesquinerie, irrésolution, envie et haine à l’égard des combattants auxquels je souhaite passionnément tout le mal possible.
   Franz Kafka, ibidem, p.385




    ¤  Leonard Cohen, Songs of love and hate (1971)




                                        



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Photo 2 : Etienne Jules Ramey.Thésée combattant le Minotaure, Jardin des Tuileries, Paris (ph. pers.)
Liens :
   ¤  Etienne Jules Ramey, sculpteur: https://fr.wikipedia.org/wiki/Jules_Ramey
   ¤  Leonard Cohen (1934-2016), Songs of love and hatehttps://fr.wikipedia.org/wiki/Songs_of_Love_and_Hate

2 commentaires:

  1. La guerre est commencée, mais elle est loin, mes proches ont passé l'âge et je suis trop petit. Les années passent et c'est toujours la guerre là-bas, ceux qui reviennent avant de repartir n'en disent rien on entend parler de désertions, de valises, de généraux, de représailles, de tortures. On relit Camus, on parle d'appel à la trêve, on crie "Paix en Algérie", on sait que le fils de Mme Une telle à été tué parce qu'elle a mis son portrait, coiffé d'un calot, sur le buffet de la cuisine. Mon sursis prend fin, le pars à l'armée (j'ai demandé la Marine), je me retourne: c'est fini, les accords viennent d'avoir lieu, on ne tue plus par guerre, mais par méchanceté. Dieu du ciel! que m'est-il arrivé ? Rien, en apparence : mais la guerre est passée, et on n'est plus pareil.

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