DE LA CRAVATE, CONSIDÉRÉE EN ELLE-MÊME
ET DANS SES RAPPORTS AVEC LA SOCIÉTÉ ET LES
INDIVIDUS
Une cravate bien mise répand
comme un parfum exquis dans toute la toilette ;
elle est à la toilette ce que la truffe est à un dîner.
comme un parfum exquis dans toute la toilette ;
elle est à la toilette ce que la truffe est à un dîner.
Considérés sous le rapport de la cravate, les hommes se divisent naturellement
en trois grandes catégories.
D'abord, pour commencer par celle qui mérite le moins notre attention, se présente cette classe nombreuse d'hommes qui portent la cravate sans la sentir, ni la comprendre, qui chaque matin tournent un morceau d'étoffe autour de leur cou, comme on fait d'une corde ; puis, tout le jour, se promènent, mangent, vaquent à leurs affaires, et, le soir, se couchent et s'endorment, sans scrupule, sans remords, parfaitement satisfaits d'eux-mêmes, comme si leur cravate eût été mise le mieux du monde. Gens sans actualité, continuant le XVIIIe siècle au milieu du XIXe ; anachronismes vivants, trop nombreux, hélas ! à la honte du siècle des Lumières, et que nous ne mentionnons ici que pour mémoire ; car, relativement à la cravate, ce sont des êtres négatifs.
Au-dessus d'eux immédiatement viennent ceux qui entrevoient ce qu'il y a de bien dans la cravate et ce qu'on en peut faire, mais qui, n'en pouvant tirer aucun parti par eux-mêmes, sont réduits à copier autrui. Esprits étroits, stériles, sans imagination, sans une seule idée à eux, ils étudient chaque jour le nœud qu'ils reproduiront le lendemain. Quelle estime faire de ce servum pecus * de la cravate ? Je les comparerai à ces hommes frivoles qui cherchent chaque matin, dans les gazettes, les idées qu'ils auront toute la journée, ou aux mendiants qui vivent des charités d'autrui.
Au premier rang, enfin, se placent ces hommes forts et solides par eux-mêmes, qui sentent et comprennent la cravate, qui la comprennent dans ce qu'elle a d'essentiel et d'intime, avec cette énergie d'intelligence, cette puissance de génie, départies à ces mortels privilégiés quos aequus amavit Jupiter . Ceux-là n'ont ni maîtres ni modèles, ils trouvent en eux de grandes, de nobles ressources ; ils n'écoutent qu'eux-mêmes, ils sont véritablement créateurs.
Car la cravate ne vit que d'originalité et de naïveté ; l'imitation, l'assujettissement aux règles la décolorent, la glacent, la tuent. Ce n'est ni par étude ni par travail qu'on arrive à bien ; c'est spontanément, c'est d'instinct, d'inspiration que se met la cravate. Une cravate bien mise, c'est un de ces traits de génie qui se sentent, s'admirent, mais ne s'analysent ni ne s'enseignent. Aussi, j'ose le dire avec toute la force de la conviction, la cravate est romantique dans son essence ; du jour où elle subira des règles générales, des principes fixes, elle aura cessé d'exister.
* troupeau servile
** le peu de gens que Jupiter a aimés
Honoré de Balzac, Physiologie de la toilette (La Silhouette, 3 juin, 8 & 15 juillet 1830) http://www.bmlisieux.com/curiosa/balzac07.htm
J’observe les
gens depuis le Jip’s. Comme tout Congolais qui se respecte, j’ai gardé le goût
de la SAPE (Société des ambianceurs et des personnes élégantes) et des femmes
laides. J’étais jadis amoureux des cols italiens à deux ou trois boutons, j’aimais
les sentir autour de mon cou, droits, doublés, infroissables. Dis-moi comment
tu noues ta cravate, je te dirai qui tu es – voire qui tu hantes. Devant le Jip’s
donc, je m’amuse à voir comment les passants portent leur cravate. Les timides
ont des nœuds bien serrés, et dans notre milieu de la SAPE, nous les appelions
les suicidés. Les brutes – que nous
appelions les macros – ressemblent à
des pendus avec leur nœud près de la gorge, tandis que les prétentieux gonflent
exagérément le leur. Ils méritent le nom de couvercles
de marmite. Pour eux, le meilleur est toujours à l’extérieur et non à l’intérieur.
Ceux que nous qualifions de taureaux sans
allure sont désordonnés, ont des nœuds en dos d’âne, ne s’en rendent même
pas compte jusqu’au jour où, désespérée, leur amoureuse hausse le ton. Les
austères et les méticuleux – ou petits
prêtres dans notre langage – se soucient sans cesse que leur cravate ne
bouge pas. Ils peuvent passer une journée sans rajuster leur nœud. Les bavards –
ou moineaux – ont un nœud desserré.
Les cocus – ou bien cuits – ont le
leur de côté, parfois à l’envers. Les égoïstes romantiques, les pingres, les
ingrats, autrement dit les fourmis rouges,
ne changent pas de nœud jusqu’à l’usure de la cravate. Ils n’ont jamais appris
comment la nouer, ils font confiance aux vendeurs et ne délient jamais le nœud que
ceux-ci ont réalisé dans le magasin, devant la caisse…
Alain
Mabanckou, Propos coupés-décalés d’un
Nègre presque ordinaire, Une nouvelle inédite, Télérama (2006) p. 10-11.
& & &
Liens:
¤ Honoré de Balzac, Physiologie de la toilette, auf Deutsch : http://www.krawattenknoten.info/krawatten/krawattenknoten/philosophie/physiologie-de-la-toilette.html
¤ Alain Mabanckou : https://fr.wikipedia.org/wiki/Alain_Mabanckou
¤ Comment nouer sa cravate? Multiples clips sur Youtube.
Musique :
¤ à propos de l'album Black Tie White Noise by David Bowie (1993) : Black Tie White Noise by David Bowie (1993)
¤ for the amateurs, one year after his death (january 10th 2016) : Black Tie White Noise by David Bowie (1993) : https://www.youtube.com/watch?v=AQuafnWQafg&list=RDAQuafnWQafg#t=878
La dernière fois que j'ai porté une cravate, c'était en... Voyons... C'est fou comme le temps passe. Ah ! Si, je me rappelle qu'un beau jour d'hiver baroudant sur les hauteurs pierreuses du Chablisien, il me vint la fantaisie d'amasser quelques sarments, du cépage chardonnet bien sûr, dans le dessein de les sauver du brûlo qui sous laforme dune brouette noircie, stationnait abandonné à deux rangs de là en attendant son retour de flamme. Non que j'envisageasse moi-même de les brûler, ces minces rameaux blonds, n'ayant ni poêle ni cheminée, mais j'en appréciais la beauté. Or donc jetant un regard circulaire, et m'étant convaincu qu'aucun secours, dans un délai raisonnable, ne me parviendrait d'aucun point du vaste panorama - largement kimméridgien, faut-il le dire - que j'avais sous les yeux, je me résolus à l'inévitable : et, arrachant ma cravate de mon cou congestionné, car je venais d'effectuer bravement plusieurs "descentes de caves", selon la locution pudique des populations vigneronnes, j'en liai mon fagot. Or un premier cri d'horreur s'échappa de ma bouche pâteuse, lorsqu'il m'apparut qu'un gros père escargot, comme on dit ici, et dont la chasse est interdite, s'était trouvé écrasé entre le bois et ma ligature, un peu comme Isaac sur son bûcher. Ma cravate, ma belle cravate de soie gris perle, était gâchée. Un acte manqué, sans doute, si je retrouvais le nom de son adorable donatrice. Mais un autre cri d'horreur suivit bientôt, mon regard un peu trouble tombant sur mes godillots maculés de marne blanche, dont le long et vigoureux lacet faisait, d'un côté comme de l'autre, trois fois le tour de la tige. Horreur donc et putréfaction ! D'une pulsion inconsciente, me gardant par conséquent d'attenter à ces précieux accessoires qu'une main experte avait patiemment surfilés d'un oeillet à l'autre, je m'étais jeté dans une autre, qui massacrait sans pitié le précieux souvenir d'un sourire échangé devant le miroir d'un grand magasin. D'où il faut conclure que la cravate est une bête, malhonnêtement inféodée à une lecture hâtive du corpus freudien - bref, que si on entend la conserver,il vaut mieux la suspendre dans quelque fond obscur d'une penderie, et l'oublier.
RépondreSupprimerLa cravate... Quel plaisir de se laisser surprendre par des sujets hautement improbables, qui nous convient à découvrir ou redécouvrir un auteur ou une oeuvre. Merci, lune enchantée
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