Je ne sais
vraiment pas comment cette histoire a commencé.
Papa nous
avait pourtant tout expliqué, un jour, dans la camionnette.
– Vous
voyez, au Burundi c’est comme au Rwanda. Il y a trois groupes différents, on
appelle ça les ethnies. Les Hutu sont les plus nombreux, ils sont petits avec
de gros nez.
– Comme
Donatien ? j’avais demandé.
– Non,
lui c’est un Zaïrois, c’est pas pareil. Comme Prothé, par exemple, notre
cuisinier. Il y a aussi les Twa, les pygmées. Eux, passons, ils sont
quelques-uns seulement, on va dire qu’ils ne comptent pas. Et puis il y a les
Tutsi, comme votre maman. Ils sont beaucoup moins nombreux que les Hutu, ils
sont grands et maigres avec des nez fins et on ne sait jamais ce qu’ils ont
dans la tête. Toi, Gabriel, avait-il dit en me pointant du doigt, tu es un vrai
Tutsi, on ne sait jamais ce que tu penses.
Là, moi non
plus je ne savais pas ce que je pensais. De toute façon, que peut-on penser de
tout ça ? Alors j’ai demandé :
– La
guerre entre les Tutsi et les Hutu, c’est parce qu’ils n’ont pas le même
territoire ?
– Non,
ça n’est pas ça, ils ont le même pays.
– Alors...
ils n’ont pas la même langue ?
– Si,
ils parlent la même langue.
– Alors,
ils n’ont pas le même dieu ?
– Si,
ils ont le même dieu.
– Alors...
pourquoi se font-ils la guerre ?
– Parce
qu’ils n’ont pas le même nez.
La
discussion s’était arrêtée là. C’était quand même étrange cette affaire. Je
crois que Papa non plus n’y comprenait pas grand-chose. À partir de ce jour-là,
j’ai commencé à regarder le nez et la taille des gens dans la rue. Quand on
faisait des courses dans le centre-ville, avec ma petite sœur Ana, on essayait
discrètement de deviner qui était Hutu ou Tutsi. On chuchotait :
– Lui
avec le pantalon blanc, c’est un Hutu, il est petit avec un gros nez.
– Ouais,
et lui là-bas, avec le chapeau, il est immense, tout maigre avec un nez tout
fin, c’est un Tutsi.
– Et
lui, là-bas, avec la chemise rayée, c’est un Hutu.
– Mais
non, regarde, il est grand et maigre.
– Oui,
mais il a un gros nez !
C’est là
qu’on s’est mis à douter de cette histoire d’ethnies. Et puis, Papa ne voulait
pas qu’on en parle. Pour lui, les enfants ne devaient pas se mêler de
politique. Mais on n’a pas pu faire autrement. Cette étrange atmosphère enflait
de jour en jour. Même à l’école, les copains commençaient à se chamailler à
tout bout de champ en se traitant de Hutu ou de Tutsi. Pendant la projection de
Cyrano de Bergerac, on a même entendu un élève dire : « Regardez,
c’est un Tutsi, avec son nez. » Le fond de l’air avait changé. Peu importe
le nez qu’on avait, on pouvait le sentir.
Gaël Faye,
Petit pays, Bernard Grasset, 2016, Prix des lycéens 2016 *
Edmond Rostand, Cyrano de
Bergerac
La
tirade du nez par Gérard Depardieu
Références :
* Premières pages de l'ouvrage à trouver en ligne sur le site de l'éditeur : http://liseuse-hachette.fr/file/32779?fullscreen=1#epubcfi(/6/4[titre]!4/1:0)
Photos :
¤ Photo haut gauche : Picasso, Portrait de Dora Maar. Paris,1937. Huile sur toile. Musée Picasso, Paris. Détail (ph. pers.) Lien : http://blog.picasso.fr/index.php/2014/11/19/le-portrait-de-dora-maar-1937-au-musee-picasso-paris/
Liens :
¤ Gaël Faye,
chanteur et romancier : https://fr.wikipedia.org/wiki/Ga%C3%ABl_Faye
¤ Petit
pays, premier roman de son auteur, remporte le prix du roman
FNAC 2016 puis le 17 novembre 2016, il reçoit le prix Goncourt des lycéens. Ce
livre remporte également, le 13 décembre 2016, le prix du roman des étudiants
France Culture-Télérama.
¤ à propos
de la pièce, Cyrano de Bergerac :https://fr.wikipedia.org/wiki/Cyrano_de_Bergerac_(Rostand)
¤ le film de
Jean-Paul Rappeneau (1990) : https://fr.wikipedia.org/wiki/Cyrano_de_Bergerac_(film,_1990)
Si ce rostre m'était compté (il paraît que rhino c'est rostre) je dirais à Edmond Rostrant : donnez-moi prise je vous prie, que je charge ma panoplie, des senteurs de la savane ; fournissez aussi pour la rime, un mouchoir épais, grandissime, couleur safran, couleur havane... car en fin de l'envoi je mouche !
RépondreSupprimer