Je les poursuivrai par l'épée, par la famine et par la peste,
je les rendrai un objet d'effroi pour tous les royaumes de
la terre, un sujet de malédiction, de désolation, de
moquerie et d'opprobre, parmi toutes les nations où
je les chasserai.
Jérémie, 29-18
Partition de 4'33'' de John Cage |
Alors
je maudis les éléments de la malédiction du tumulte ; et une effrayante
tempête s’amassa dans le ciel, où naguère il n’y avait pas un souffle. Et le
ciel devint livide de la violence de la tempête, et la pluie battait la tête de
l’homme, et les flots de la rivière débordaient, et la rivière torturée
jaillissait en écume, et les nénuphars criaient dans leurs lits, et
la forêt s’émiettait au vent, et le tonnerre roulait, et l’éclair tombait, et
le roc vacillait sur ses fondements. Et j’étais toujours blotti dans ma
cachette pour épier les actions de l’homme. Et l’homme tremblait dans la
solitude ; cependant la nuit avançait, et il restait assis sur le rocher.
Alors, je fus irrité, et je maudis de la
malédiction du silence la rivière et les nénuphars, et le vent, et la
forêt, et le ciel, et le tonnerre, et les soupirs des nénuphars. Et ils furent
frappés de la malédiction, et ils devinrent muets. Et la lune cessa de faire péniblement
sa route dans le ciel, et le tonnerre expira, et l’éclair ne jaillit plus, et
les nuages pendirent immobiles, et les eaux redescendirent dans leur lit et y
restèrent, et les arbres cessèrent de se balancer, et les nénuphars ne soupirèrent
plus, et il ne s’éleva plus de leur foule le moindre murmure, ni l’ombre d’un
son dans tout le vaste désert sans limites. Et je regardai les caractères du rocher,
et ils étaient changés ; et maintenant ils formaient le mot : silence.
Et mes yeux tombèrent sur la figure de
l’homme, et sa figure était pâle de terreur. Et précipitamment il leva sa tête
de sa main, il se dressa sur le rocher, et tendit l’oreille. Mais il n’y avait
pas de voix dans tout le vaste désert sans limites, et les caractères gravés
sur le rocher étaient : silence.
Et l’homme frissonna, et il fit volte-face, et il s’enfuit loin, loin,
précipitamment, si bien que je ne le vis plus.
Edgar
Allan Poe, Silence (1837), trad. Ch. Baudelaire (1855), in "Contes-Essais-Poèmes",
coll. Bouquins, p.361-362
La
route traversait un marécage desséché où des tuyaux de glace sortaient tout
droit de la boue gelée, pareils à des formations dans une grotte. Les restes d’un
ancien feu au bord de la route. Au-delà une longue levée de ciment. Un marais d’eau
morte. Des arbres morts émergeant de l’eau grise auxquels s’accrochait une
mousse de tourbière grise et fossile. Les soyeuses retombées de cendre contre la bordure. Il s’appuyait
au ciment rugueux du parapet. Peut-être que dans la destruction du monde il
serait enfin possible de voir comment il était fait. Les océans, les montagnes.
L’accablant contre-spectacle des choses en train de cesser d’être. L’absolue
désolation, hydropique et froidement temporelle. Le silence.
Cormac McCarthy, La route, trad. F. Hirsch, coll. Points, p.241-242
“Then I cursed the elements with the curse of tumult; and a frightful tempest gathered in the heaven, where, before, there had been no wind. And the heaven became livid with the violence of the tempest — and the rain beat upon the head of the man — and the floods of the river came down — and the river was tormented into foam — and the water-lilies shrieked within their beds — and the forest crumbled before the wind — and the thunder rolled, — and the lightning fell — and the rock rocked to its foundation. And I lay close within my covert and observed the actions of the man. And the man trembled in the solitude ; — but the night waned and he sat upon the rock.
“Then I grew
angry and cursed, with the curse of silence, the river, and the lilies,
and the wind, and the forest, and the heaven, and the thunder, and the sighs of
the water-lilies. And they became accursed and were still. And the moon
ceased to totter up its pathway to heaven — and the thunder died away — and the
lightning did not flash — and the clouds hung motionless — and the waters sunk
to their level and remained — and the trees ceased to rock — and the
water-lilies sighed no more — and the murmur was heard no longer from among
them, nor any shadow of sound throughout the vast illimitable desert. And I
looked upon the characters of the rock, and they were changed — and the
characters were SILENCE.
“And mine eyes
fell upon the countenance of the man, and his countenance was wan with terror.
And, hurriedly, he raised his head from his hand, and stood forth upon the rock
and listened. But there was no voice throughout the vast illimitable desert,
and the characters upon the rock were SILENCE. And
the man shuddered, and turned his face away, and fled afar off, in haste, so
that I beheld him no more.”
Edgar Allan Poe,
Silence, in "The Tell-Tale
Heart and others writings", Bantam Classic, p.212-213
The road crossed
a dried slough where pipes of ice stood out of the frozen mud like formations
in a cave. The remains of an old fire by the side of the road. Beyond that a
long concrete causeway. A dead swamp. Dead trees standing out of the grey water
trailing gray and relic hagmoss. The silky spills of ash against the curbing.
He stood leaning on the gritty concrete rail. Perhaps in the world’s
destruction it would be possible at last to see how it was made. Oceans,
mountains. The ponderous counterspectacle of things ceasing to be. The sweeping
waste, hydroptic and coldly secular. The silence.
Cormac McCarthy,
The road, Picador, 2003, p.293
- Bob Dylan, Desolation Row, 1965
Liens :
Le conte d'Edgar Poe est lisible en ligne :
¤ in english : http://www.eapoe.org/works/tales/silncc.htm
¤ en français : https://fr.wikisource.org/wiki/Silen
¤ sur Cormac McCarthy : https://fr.wikipedia.org/wiki/Cormac_McCarthy
¤ sur Cormac McCarthy : https://fr.wikipedia.org/wiki/Cormac_McCarthy
¤ about Desolation Row from the album "Highway 61 revisited", 1965 : https://en.wikipedia.org/wiki/Desolation_Row
¤ John Cage : https://fr.wikipedia.org/wiki/John_Cage , article où l'on peut lire à propos de 4'33'' : L'une des œuvres les plus célèbres de John Cage est probablement 4′33″, un morceau où un(e) interprète joue en silence pendant quatre minutes et trente-trois secondes. Composée en trois mouvements devant cependant être indiqués en cours de jeu, l'œuvre a été créée par le pianiste David Tudor. L'objectif de cette pièce est l'écoute des bruits environnants dans une situation de concert. Cette expérimentation découle de l'importance qu'accordait John Cage à la pensée de Henry David Thoreau. Ce dernier relate dans son « Journal » qu'il est plus intéressant d'écouter les sons de la nature, le son des animaux et le glissement furtif des objets animés par les éléments naturels, par le vent, que la musique préméditée par l'intention d'un compositeur. 4′33″ découle aussi de l'expérience que Cage réalise dans une chambre anéchoïque dans laquelle il s'aperçut que « le silence n'existait pas car deux sons persistent : les battements de son cœur et le son aigu de son système nerveux ». Comme le dit Yoko Ono, John Cage « considérait que le silence devenait une véritable musique ».
¤ John Cage : https://fr.wikipedia.org/wiki/John_Cage , article où l'on peut lire à propos de 4'33'' : L'une des œuvres les plus célèbres de John Cage est probablement 4′33″, un morceau où un(e) interprète joue en silence pendant quatre minutes et trente-trois secondes. Composée en trois mouvements devant cependant être indiqués en cours de jeu, l'œuvre a été créée par le pianiste David Tudor. L'objectif de cette pièce est l'écoute des bruits environnants dans une situation de concert. Cette expérimentation découle de l'importance qu'accordait John Cage à la pensée de Henry David Thoreau. Ce dernier relate dans son « Journal » qu'il est plus intéressant d'écouter les sons de la nature, le son des animaux et le glissement furtif des objets animés par les éléments naturels, par le vent, que la musique préméditée par l'intention d'un compositeur. 4′33″ découle aussi de l'expérience que Cage réalise dans une chambre anéchoïque dans laquelle il s'aperçut que « le silence n'existait pas car deux sons persistent : les battements de son cœur et le son aigu de son système nerveux ». Comme le dit Yoko Ono, John Cage « considérait que le silence devenait une véritable musique ».