lundi 6 juin 2016

Chair humaine, chair à neutrons



« au figuré chair à canon (Napoléon selon Chateaubriand) " troupes vouées à la mort ". »
Le Robert  *


   CHAIR HUMAINE . . .



   Un instant, Étienne resta immobile, assourdi, aveuglé. Il était glacé, des courants d’air entraient de partout. Alors, il fit quelques pas, attiré par la machine, dont il voyait maintenant luire les aciers et les cuivres. Elle se trouvait en arrière du puits, à vingt-cinq mètres, dans une salle plus haute, et assise si carrément sur son massif de briques, qu’elle marchait à toute vapeur, de toute sa force de quatre cents chevaux, sans que le mouvement de sa bielle énorme, émergeant et plongeant avec une douceur huilée, donnât un frisson aux murs. Le machineur, debout à la barre de mise en train, écoutait les sonneries des signaux, ne quittait pas des yeux le tableau indicateur, où le puits était figuré, avec ses étages différents, par une rainure verticale, que parcouraient des plombs pendus à des ficelles, représentant les cages. Et, à chaque départ, quand la machine se remettait en branle, les bobines, les deux immenses roues de cinq mètres de rayon, aux moyeux desquels les deux câbles d’acier s’enroulaient et se déroulaient en sens contraire, tournaient d’une telle vitesse, qu’elles n’étaient plus qu’une poussière grise.
   — Attention donc ! crièrent trois moulineurs, qui traînaient une échelle gigantesque.
   Étienne avait manqué d’être écrasé. Ses yeux s’habituaient, il regardait en l’air filer les câbles, plus de trente mètres de ruban d’acier, qui montaient d’une volée dans le beffroi, où ils passaient sur les molettes, pour descendre à pic dans le puits s’attacher aux cages d’extraction. Une charpente de fer, pareille à la haute charpente d’un clocher, portait les molettes. C’était un glissement d’oiseau, sans un bruit, sans un heurt, la fuite rapide, le continuel va-et-vient d’un fil de poids énorme, qui pouvait enlever jusqu’à douze mille kilogrammes, avec une vitesse de dix mètres à la seconde.
   — Attention donc, nom de Dieu ! crièrent de nouveau les moulineurs, qui poussaient l’échelle de l’autre côté, pour visiter la molette de gauche.
   Lentement, Étienne revint à la recette. Ce vol géant sur sa tête l’ahurissait. Et, grelottant dans les courants d’air, il regarda la manœuvre des cages, les oreilles cassées par le roulement des berlines. Près du puits, le signal fonctionnait, un lourd marteau à levier, qu’une corde tirée du fond, laissait tomber sur un billot. Un coup pour arrêter, deux pour descendre, trois pour monter : c’était sans relâche comme des coups de massue dominant le tumulte, accompagnés d’une claire sonnerie de timbre ; pendant que le moulineur, dirigeant la manœuvre, augmentait encore le tapage, en criant des ordres au machineur, dans un porte-voix. Les cages, au milieu de ce branle-bas, apparaissaient et s’enfonçaient, se vidaient et se remplissaient, sans qu’Étienne comprît rien à ces besognes compliquées.
   Il ne comprenait bien qu’une chose : le puits avalait des hommes par bouchées de vingt et de trente, et d’un coup de gosier si facile, qu’il semblait ne pas les sentir passer. Dès quatre heures, la descente des ouvriers commençait. Ils arrivaient de la baraque, pieds nus, la lampe à la main, attendant par petits groupes d’être en nombre suffisant. Sans un bruit, d’un jaillissement doux de bête nocturne, la cage de fer montait du noir, se calait sur les verrous, avec ses quatre étages contenant chacun deux berlines pleines de charbon. Des moulineurs, aux différents paliers, sortaient les berlines, les remplaçaient par d’autres, vides ou chargées à l’avance des bois de taille. Et c’était dans les berlines vides que s’empilaient les ouvriers, cinq par cinq, jusqu’à quarante d’un coup, lorsqu’ils tenaient toutes les cases. Un ordre partait du porte-voix, un beuglement sourd et indistinct, pendant qu’on tirait quatre fois la corde du signal d’en bas, « sonnant à la viande », pour prévenir de ce chargement de chair humaine. Puis, après un léger sursaut, la cage plongeait silencieuse, tombait comme une pierre, ne laissait derrière elle que la fuite vibrante du câble.
   Emile Zola, Germinal ,1885. 1ière partie, chap.3, Éditions du Seuil, coll. l’Intégrale, 1970, p.427-428




  . . . CHAIR A NEUTRONS

   Badge magnétique et code d’accès personnel. Deux chiffres, accès restreint. Quatre chiffres, accès en zone contrôlée. Un autre que moi, ce matin, s’est présenté au poste de garde, a franchi les contrôles, l’habillage, et a rejoint les gars de mon équipe pour finir le travail. À présent il se repose en essayant de ne pas y penser, ou de penser que ça n’arrive qu’aux autres, une règle valable pour tous, le risque permanent, statistique, de surexposition, et pour lui-même l’exception qui confirme la règle, ou la pensée magique, ça n’arrivera pas. Il est jeune, j’imagine, en bonne forme physique, et son corps lui répond. Tant qu’il n’aura pas fait l’expérience contraire, il s’en tiendra là. La relève. Comme en première ligne à la sortie des tranchées, celui qui tombe est remplacé immédiatement. Dans la discipline, et les gestes appris et répétés jusqu’à l’automatisme. Il y a des initiales pour ça. DATR. Directement affecté aux travaux sous rayonnements. Avec un plafond annuel et un quota d’irradiation qui est le même pour tous, simplement certains en matière d’exposition sont plus chanceux que d’autres, et ceux-là traversent l’année sans épuiser leur quota et font la jonction avec l’année suivante, tandis que d’autres sont dans le rouge dès le mois de mai, et il faut encore tenir juillet, août et septembre qui sont des mois chauds et sous haute tension, parce  qu’au fil des chantiers la fatigue s’accumule et le risque augmente, par manque d’efficacité ou de vigilance, de recevoir la dose de trop, celle qui va vous mettre hors-jeu jusqu’à la saison prochaine, les quelques millisieverts de capital qu’il vous reste, les voir fondre comme neige au soleil, ça devient une obsession, on ne pense qu’à ça, au réveil, au vestiaire, les yeux rivés sur le dosimètre pendant l’intervention, jusqu’à s’en prendre à la règlementation qui a diminué de moitié le quota, en oubliant ce que ça signifie à long terme. Chair à neutrons. Viande à rem. On double l’effectif pour les trois semaines que dure un arrêt de tranche. Le rem, c’est l’ancienne unité, dans l’ancien système. Aujourd’hui le sievert. Ce que chacun vient vendre c’est ça, vingt millisieverts, la dose maximale d’irradiation autorisée sur douze mois glissants. Et les corps peuvent s’empiler en première ligne, il semble que la réserve soit inépuisable. J’ai eu mon heure. J’ai été celui qu’on entraîne à l’arrière du front, cours théoriques puis dix jours de pratique sur le chantier école, dix jours ramenés à huit comme au plus fort de l’offensive quand on accélère l’instruction des recrues pour en disposer au plus vite, et à quoi servirait d’investir davantage de temps et d’argent sur eux dont on sait que la carrière sera courte ?
   Elisabeth Filhol, La Centrale, Chinon, I, P.O.L., 2010, p.14-16

  • Fritz Lang, Metropolis, 1927

                                                        


Notes :
   * Le Robert. Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction de Alain Rey, tome A à E, p.608 
 Références:
Photo 1 : Machinerie de l'horloge de la cathédrale de Cordoue réalisée par Manuel Garcia Pinto,1747. Détail. (Photo personnelle.)
Liens :
   ¤ Germinal, lisible en ligne : https://fr.wikisource.org/wiki/Germinal/Texte_entier
  

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