G. Perrros *
J’ai tapé son nom dans le département du Doubs sur les Pages blanches de l’annuaire. Il s’est affiché, mais avec un autre prénom. Après une minute d’incertitude, suivant le conseil de l’annuaire j’ai cherché dans un département voisin. Le nom et le prénom sont apparus, une adresse dans un village, ou une ville, sans doute petite, que je ne connaissais pas. Un numéro de téléphone. Je suis restée devant l’écran, incrédule, à fixer les lettres du nom et du prénom que je n’ai jamais vus écrits quelque part depuis cinquante ans. Ainsi il me suffirait de composer ce numéro pour entendre la voix entendue pour la dernière fois en septembre 1958. La voix réelle. La simplicité du geste m’a paru effrayante. De m’imaginer le faire m’a remplie d’une sorte de terreur. Celle qu’il m’est arrivé de ressentir dans les mois qui ont suivi la mort de ma mère à la pensée que, en décrochant le téléphone, je pourrais entendre sa voix. Comme franchir une frontière interdite. Comme si à l’instant même où j’entendrais sa voix tout l’intervalle des cinquante années allait être supprimé, et je serais de nouveau la fille de 58. J’étais entre l’effroi et le désir comme devant une expérience spirite.
Annie Ernaux,
Mémoire de fille, Gallimard (2016), p.75
« Alors l’âme survint d’Anticlée, ma mère défunte […] »
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« Alors l’âme survint d’Anticlée, ma mère défunte […] »
« […] C’est le regret, c’est le souci de toi, mon noble Ulysse, c’est mon amour pour toi qui m’ont ôté la douce vie. » A ces mots, moi, je méditai, je désirai d’étreindre l’âme de ma mère trépassée. Trois fois je m’élançai, mon cœur me pressait de l’étreindre, trois fois hors de mes mains, pareille à une ombre ou un songe, elle s’enfuit ; à chaque fois mon chagrin s’aiguisait, et je lui adressai ces paroles ailées : « Mère, pourquoi ne pas rester quand je voudrais t’étreindre afin que, jusque chez Hadès, nous embrassant, nous puissions, tous les deux, savourer le frisson des larmes ? Ceci n’est-il qu’un spectre que la grande Perséphone a suscité pour que je redouble de plaintes ? »
A ces mots répondit ma souveraine mère :
« Hélas ! mon fils, le plus malheureux des mortels, Perséphone, fille de Zeus, ne veut pas te leurrer : ce n’est que la condition de l’homme lorsqu’il meurt. Les nerfs ne tiennent plus ni les chairs ni les os ensemble, mais la force du feu qui se consume les détruit aussitôt que la vie a quitté les ossements blancs ; l’âme, elle, comme un songe, s’est enfuie à tire-d’aile. Allons ! empresse-toi vers la lumière, et tout cela, retiens-le pour le répéter plus tard à ton épouse ! »
Homère, L’Odyssée, Chant XI, v.84 et v. 202 à 224, trad. Philippe Jaccottet, La Découverte/Poche, p.183-184
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Un matin,
Saint-Loup m'avoua, qu'il avait écrit à ma grand-mère pour lui donner de mes
nouvelles et lui suggérer l'idée, puisqu'un service téléphonique fonctionnait
entre Doncières et Paris, de causer avec moi. Bref, le même jour, elle devait
me faire appeler à l'appareil et il me conseilla d'être vers quatre heures
moins un quart à la poste. Le téléphone n'était pas encore à cette époque d'un
usage aussi courant qu'aujourd'hui. Et pourtant l'habitude met si peu de temps
à dépouiller de leur mystère les forces sacrées avec lesquelles nous sommes en
contact que, n'ayant pas eu ma communication immédiatement, la seule pensée que
j'eus ce fut que c'était bien long, bien incommode, et presque l'intention
d'adresser une plainte: comme nous tous maintenant, je ne trouvais pas assez
rapide à mon gré, dans ses brusques changements, l'admirable féerie à laquelle
quelques instants suffisent pour qu'apparaisse près de nous, invisible mais
présent, l'être à qui nous voulions parler et qui restant à sa table, dans la
ville qu'il habite (pour ma grand-mère c'était Paris), sous un ciel différent
du nôtre, par un temps qui n'est pas forcément le même, au milieu de
circonstances et de préoccupations que nous ignorons et que cet être va nous
dire, se trouve tout à coup transporté à des centaines de lieues (lui et toute
l'ambiance où il reste plongé) près de notre oreille, au moment où notre
caprice l'a ordonné. Et nous sommes comme le personnage du conte à qui une
magicienne sur le souhait qu'il en exprime, fait apparaître, dans une clarté
surnaturelle, sa grand-mère ou sa fiancée en train de feuilleter un livre, de
verser des larmes, de cueillir des fleurs, tout près du spectateur et pourtant
très loin, à l'endroit même où elle se trouve réellement. Nous n'avons, pour
que ce miracle s'accomplisse, qu'à approcher nos lèvres de la planchette
magique et à appeler – quelquefois un peu trop longtemps, je le veux bien – les
Vierges Vigilantes dont nous entendons chaque jour la voix sans jamais
connaître le visage, et qui sont nos Anges gardiens dans les ténèbres
vertigineuses dont elles surveillent jalousement les portes ; les
Toutes-Puissantes par qui les absents surgissent à notre côté, sans qu'il soit
permis de les apercevoir ; les Danaïdes de l'invisible qui sans cesse vident,
remplissent, se transmettent les urnes des sons ; les ironiques Furies qui, au
moment que nous murmurions une confidence à une amie, avec l'espoir que
personne ne nous entendait, nous crient cruellement : « J'écoute » ; les
servantes toujours irritées du Mystère, les ombrageuses prêtresses de
l'Invisible, les Demoiselles du téléphone !
Et aussitôt
que notre appel a retenti, dans la nuit pleine d'apparitions sur laquelle nos
oreilles s'ouvrent seules, un bruit léger – un bruit abstrait – celui de la
distance supprimée – et la voix de l'être cher s'adresse à nous.
C'est lui,
c'est sa voix qui nous parle, qui est là. Mais comme elle est loin ! Que de
fois je n'ai pu l'écouter sans angoisse, comme si devant cette impossibilité de
voir, avant de longues heures de voyage, celle dont la voix était si près de
mon oreille, je sentais mieux ce qu'il y a de décevant dans l'apparence du
rapprochement le plus doux, et à quelle distance nous pouvons être des
personnes aimées au moment où il semble que nous n'aurions qu'à étendre la main
pour les retenir. Présence réelle que cette voix si proche – dans la séparation
effective ! Mais anticipation aussi d'une séparation éternelle ! Bien souvent,
écoutant de la sorte, sans voir celle qui me parlait de si loin, il m'a semblé
que cette voix clamait des profondeurs d'où l'on ne remonte pas, et j'ai connu
l'anxiété qui allait m'étreindre un jour, quand une voix reviendrait ainsi
(seule et ne tenant plus à un corps que je ne devais jamais revoir) murmurer à
mon oreille des paroles que j'aurais voulu embrasser au passage sur des lèvres
à jamais en poussière.
Ce jour-là,
hélas, à Doncières, le miracle n'eut pas lieu. Quand j'arrivai au bureau de
poste, ma grand-mère m'avait déjà demandé ; j'entrai dans la cabine, la ligne
était prise, quelqu'un causait qui ne savait pas sans doute qu'il n'y avait
personne pour lui répondre car, quand j'amenai à moi le récepteur, ce morceau
de bois se mit à parler comme Polichinelle ; je le fis taire, ainsi qu'au
guignol, en le remettant à sa place, mais, comme Polichinelle, dès que je le
ramenais près de moi, il recommençait son bavardage. Je finis en désespoir de
cause, en raccrochant définitivement le récepteur, par étouffer les convulsions
de ce tronçon sonore qui jacassa jusqu'à la dernière seconde et j'allai
chercher l'employé qui me dit d'attendre un instant ; puis je
parlai, et après quelques instants de silence, tout d'un coup j'entendis cette
voix que je croyais à tort connaître si bien, car jusque-là, chaque fois que ma grand-mère avait causé avec moi, ce qu'elle me disait, je l'avais toujours
suivi sur la partition ouverte de son visage où les yeux tenaient beaucoup de
place ; mais sa voix elle-même, je l'écoutais aujourd'hui pour la première
fois. Et parce que cette voix m'apparaissait changée dans ses proportions dès
l'instant qu'elle était un tout, et m'arrivait ainsi seule et sans
l'accompagnement des traits de la figure, je découvris combien cette voix était
douce ; peut-être d'ailleurs ne l'avait-elle jamais été à ce point, car ma grand-mère, me sentant loin et malheureux, croyait pouvoir s'abandonner à
l'effusion d'une tendresse que, par « principes » d'éducatrice, elle contenait
et cachait d'habitude. Elle était douce, mais aussi comme elle était triste,
d'abord à cause de sa douceur même, presque décantée, plus que peu de voix
humaines ont jamais dû l'être, de toute dureté, de tout élément de résistance
aux autres, de tout égoïsme ; fragile à force de délicatesse, elle semblait à
tout moment prête à se briser, à expirer en un pur flot de larmes, puis l'ayant
seule près de moi, vue sans le masque du visage, j'y remarquais, pour la
première fois, les chagrins qui l'avaient fêlée au cours de la vie.
Était-ce
d'ailleurs uniquement la voix qui, parce qu'elle était seule, me donnait cette
impression nouvelle qui me déchirait ? Non pas ; mais plutôt que cet isolement
de la voix était comme un symbole, une évocation, un effet direct d'un autre
isolement, celui de ma grand-mère, pour la première fois séparée de moi. Les
commandements ou défenses qu'elle m'adressait à tout moment dans l'ordinaire de
la vie, l'ennui de l'obéissance ou la fièvre de la rébellion qui neutralisaient
la tendresse que j'avais pour elle, étaient supprimés en ce moment et même
pouvaient l'être pour l'avenir (puisque ma grand-mère n'exigeait plus de
m'avoir près d'elle sous sa loi, était en train de me dire son espoir que je
resterais tout à fait à Doncières, ou en tout cas que j'y prolongerais mon
séjour le plus longtemps possible, ma santé et mon travail pouvant s'en bien
trouver) ; aussi, ce que j'avais sous cette petite cloche approchée de mon
oreille, c'était, débarrassée des pressions opposées qui chaque jour lui
avaient fait contrepoids, et dès lors irrésistible, me soulevant tout entier,
notre mutuelle tendresse. Ma grand-mère, en me disant de rester, me donna un
besoin anxieux et fou de revenir. Cette liberté qu'elle me laissait désormais,
et à laquelle je n'avais jamais entrevu qu'elle pût consentir, me parut tout
d'un coup aussi triste que pourrait être ma liberté après sa mort (quand je
l'aimerais encore et qu'elle aurait à jamais renoncé à moi). Je criais : « Grand-mère, grand-mère », et j'aurais voulu l'embrasser ; mais je n'avais près
de moi que cette voix, fantôme aussi impalpable que celui qui reviendrait
peut-être me visiter quand ma grand-mère serait morte. « Parle-moi » ; mais
alors il arriva que, me laissant plus seul encore, je cessai tout d'un coup de
percevoir cette voix. Ma grand-mère ne m'entendait plus, elle n'était plus en
communication avec moi, nous avions cessé d'être en face l'un de l'autre,
d'être l'un pour l'autre audibles, je continuais à l'interpeller en tâtonnant
dans la nuit, sentant que des appels d'elle aussi devaient s'égarer. Je
palpitais de la même angoisse que, bien loin dans le passé, j'avais éprouvée
autrefois, un jour que petit enfant, dans une foule, je l'avais perdue,
angoisse moins de ne pas la retrouver que de sentir qu'elle me cherchait, de
sentir qu'elle se disait que je la cherchais ; angoisse assez semblable à celle
que j'éprouverais le jour où on parle à ceux qui ne peuvent plus répondre et de
qui on voudrait au moins tant faire entendre tout ce qu'on ne leur a pas dit,
et l'assurance qu'on ne souffre pas. Il me semblait que c'était déjà une ombre
chérie que je venais de laisser se perdre parmi les ombres, et seul devant
l'appareil, je continuais à répéter en vain : « Grand-mère, grand-mère », comme
Orphée, resté seul, répète le nom de la morte.
Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, Le côté de Guermantes I, Gallimard, Folio classique, p.125-128.
Liens :
¤ Annie Ernaux : https://fr.wikipedia.org/wiki/Annie_Ernaux
¤ à propos de ce dernier ouvrage de l'auteure, lire en ligne : Annie
Ernaux : « Je ne pensais qu’à désobéir ». Propos recueillis par
Sandrine Blanchard, Le Monde du 3 avril 2016 : http://www.lemonde.fr/culture/article/2016/04/03/annie-ernaux-je-ne-pensais-qu-a-desobeir_4894664_3246.html
¤ sur l'histoire du téléphone : https://fr.wikipedia.org/wiki/T%C3%A9l%C3%A9phone
NB
: à propos de l'extrait cité de Proust , incapacité "littéraire"
de l'écourter. Il aurait été possible de renvoyer le lecteur de ce blog vers le
texte de La Recherche lisible in extenso en ligne, mais là n'est pas la
question (ceci dit : https://beq.ebooksgratuits.com/auteurs/Proust/proust.htm)
Notes :
*
Georges Perros, Papiers collés 1, L'Imaginaire Gallimard n°176, p.109
Le texte de Proust est plein de tendresse et d'émotion...
RépondreSupprimerJ'ai pensé, aussi, forcément, à l'opéra "La voix humaine" de Poulenc : " Dans le temps, écrit Cocteau, on se voyait. On pouvait perdre la tête, oublier ses promesses, risquer l'impossible, convaincre ceux qu'on adorait en les embrassant, en s'accrochant à eux. Un regard pouvait changer tout. Mais avec cet appareil, ce qui est fini est fini. ". Début du texte de la pièce : Allô, allô, allô...... Mais non, madame, nous sommes plusieurs sur la ligne, raccrochez.... Allô.... Vous êtes avec une abonnée.... Oh !... Allô ! mais, madame, raccrochez vous-même... Allô, mademoiselle, allô... Laissez-nous.... Mais non, ce n'est pas le docteur Schmit... Zéro huit, pas zéro sept... Allô ! ... C'est ridicule.... On me demande ; je ne sais pas (elle raccroche, la main sur le récepteur. On sonne) ... Allô ! ... Mais madame, que voulez-vous (... etc...)
Pour rappel: concernant l’œuvre de Francis Poulenc, on peut se reporter à l’article du 13 janvier 2016 intitulé « Mémoire morte dans des villes muettes » pour l’écouter exécutée par l'Ensemble Orchestral de Paris avec à la baguette, Juraj Valčuha et au chant la soprano, Karen Vourc'h.
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