“Marvellous!” he repeated, looking up at me. « Look ! The beauty – but that is nothing – look the accuracy, the harmony. And so fragile! And so strong! And so exact ! This is Nature – the balance of colossal forces. Every star is so – and every blade of grass stands so – and the mighty Kosmos in perfect equilibrium produces – this. This wonder; this masterpiece of Nature – the great artist.”
Il [Stein] quitta la région, que cette perte * lui avait rendue odieuse. Ainsi prit fin la première partie de son existence, celle des aventures. Ce qui vint ensuite fut si différent que, n’était la réalité du chagrin qui l’habitait, cette période étrange avait dû être pour lui comme un rêve. Il avait un peu d’argent ; il commença une nouvelle vie, et au fil des années il acquit une fortune considérable. D’abord, il avait pas mal voyagé d’une île à l’autre, mais l’âge était venu petit à petit, et depuis quelque temps, il quittait rarement sa spacieuse maison située à trois milles hors de la ville ; elle avait un grand jardin, et elle était entourée d’écuries, de bureaux, et de maisonnettes en bambou pour ses serviteurs et ses employés, dont il avait un grand nombre. Tous les matins il prenait son cabriolet à cheval pour aller en ville où il avait un bureau avec des commis blancs et chinois. Il était propriétaire d’une flottille de goélettes et de bâtiments indigènes, et il faisait le commerce des produits des îles sur une grande échelle. Le reste du temps il vivait en solitaire, mais non en misanthrope, en compagnie de ses livres et de sa collection, classant et mettant en ordre des spécimens, correspondant avec des entomologistes en Europe, dressant un catalogue descriptif de ses trésors. Telle était l’histoire de l’homme que j’étais venu consulter au sujet du cas de Jim sans rien en espérer de précis. C’eût été déjà un soulagement pour moi que de simplement entendre ce qu’il en dirait. J’étais très désireux de le savoir, mais je respectai son absorption intense et presque passionnée dans la contemplation d’un papillon, comme si, sur l’éclat de bronze de ces ailes frêles, dans les nervures blanches, dans les taches à la somptueuse couleur, il voyait autre chose, une image de quelque chose d’aussi périssable, et cependant défiant la destruction, que ces tissus délicats et sans vie qui déployaient une splendeur que la mort ne ternissait pas.
«– Merveilleux ! » répéta-t-il, en levant le regard vers moi. Regardez ! Cette beauté – mais ce n’est rien ça – regardez cette précision, cette harmonie. Et si fragile ! Et si fort ! Et si exact ! Tout cela c’est la nature – un équilibre de forces colossales. Chaque étoile est ainsi – et chaque brin d’herbe qui lève, so ** et le puissant Kosmos dans son équilibre parfait produit … ceci. Cette merveille ; ce chef-d’œuvre de la nature – la grande artiste.
« – Je n’ai jamais entendu un entomologiste s’emballer comme ça, remarquai-je gaiement. Un chef-d’œuvre ! Et l’homme, qu’en dites-vous ?
« – L’homme est étonnant, mais n’est pas un chef-d’œuvre, dit-il, en gardant toujours les yeux fixés sur la vitrine. Peut-être l’artiste a eu un petit moment de folie. Hein ? Qu’en pensez-vous ? Quelquefois il me semble que l’homme est venu là où il n’a que faire, où il n’y a pas place pour lui ; sinon, pourquoi voudrait-il prendre toute la place ? Pourquoi courrait-il à droite et à gauche en menant grand tapage autour de lui-même, en parlant des étoiles, en dérangeant les brins d’herbe ? …
« – En attrapant des papillons », enchaînai-je sur le même mode.
* de sa femme e de sa fille
** mot allemand ayant ici le sens de "ainsi" (note de l'éd.)
Joseph Conrad, Lord Jim, chap. XX, trad. d’H. Bordenave, Folio Gallimard n°1403, p.255-256
D’UN
CIEL A L’AUTRE PAREIL, PASSENT LES RÊVEURS
Et nous avons abandonné notre enfance au papillon,lorsque nous avons laisséUn peu d’huile sur les marchesMais nous avons oublié de saluer notre mentheOublié de saluer furtivement notre lendemain après nousL’encre du midi était blanche, n’étaitLe livre du papillon autour de nousPapillon, fidèle à toi-même, sois comme tu l’entendsAvant ta nostalgie et aprèsAccepte que je sois ton aile et ma folie vivra avec moiPapillon, né de toi-même, ne m’abandonne pas au sortqu’on me destineNe m’abandonne pasD’un ciel à l’autre pareil, passent les rêveursSuite royale du papillon, chargée de miroirs d’eauNous pouvons être tels qu’il nous fautD’un ciel à l’autre pareil, passent les rêveursLe papillon tisse de l’aiguille de lumièreLes atours de sa comédieLe papillon vient de lui-mêmeEt danse dans le feu de sa tragédieMoitié griffon. Ce qui l’a touché, nous atteintUne ressemblance tapie entre lumière et feu, entre deuxcheminsNon. Notre amour n’est ni déraison, ni sagesseToujours ainsi, ainsi et ainsiD’un ciel à l’autre pareil, passent les rêveursLe papillon, une eau qui aspire à s’envolerIl s’échappe de la sueur des jeunes filles, et croîtDans le nuage des souvenirsLe papillon est ce que ne dit pas le poèmeSi léger qu’il brise les motsComme le rêve, les rêveursSoit !Que notre lendemain soit avec nousEt notre passé aussiQue notre journée soit présente au festin de ce jourApprêté pour la fête du papillonEt les rêveurs passeront sains et saufsD’un ciel à l’autre pareilD’un ciel à l’autre pareil, passent les rêveurs1995Mahmoud Darwich, La terre nous est étroite, et autres poèmes, trad. de l’arabe (Palestine) par Elias Sanbar, Poésie/Gallimard (2015), p.345-346
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Liens :
¤ Joseph Conrad : https://fr.wikipedia.org/wiki/Joseph_Conrad
¤ Lord Jim lisible en ligne dans la traduction de Philippe Neel ; texte établi d’après l’édition Gallimard 1924 : http://www.ebooksgratuits.com/html/conrad_lord_jim.html
¤ en anglais en ligne : Lord Jim, a romance. Ed. McLure, Phillips & Co, New York, 1905, p.193
¤ Mahmoud Darwich, محمود درويش : https://fr.wikipedia.org/wiki/Mahmoud_Darwich
¤ Grand entretien de Manuel Carcassonne avec le poète palestinien Mahmoud Darwich, disparu en 2008. Magazine Littéraire n°422, juillet 2003 : http://www.magazine-litteraire.com/mensuel/422/mahmoud-darwich-poete-mort-02-08-2014-28239
Résonance de la beauté, sa présence. Du vrai et du bien on discute, et au besoin une tierce voix tranche. Mais du beau, on ne discute pas : tel le voit, tel ne le voit pas. La beauté est cachée parce qu'elle se dissimule en elle-même, et elle est évidente parce qu'elle n'est que par elle-même. D'où vient qu'on passe ou qu'on s'arrête. Et le point où l'on se rencontre, comme un don surérogatoire de la beauté : sors de ta saison et viens, ou bien j'irai jusqu'à toi. Le chemin est long et l'on meurt en route, mais déjà le beau nous donne tout en similitude.
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