mardi 10 mai 2016

Au paradis des odeurs




 
LE PARADIS

Un jour, j’ai demandé à Da [1] de m’expliquer le paradis. Elle m’a montré sa cafetière. C’est le café des Palmes que Da préfère, surtout à cause de son odeur. L’odeur du café des Palmes. Da ferme les yeux. Moi, l’odeur me donne le vertige.
   Dany Laferrière, L’Odeur du café, Zulma (2016) p.18



 
"O olfato é uma vista estranha. Evoca paisagens sentimentais por um
 desenhar súbito do subconsciente. Tenho sentido isto muitas vezes "[2]
 
   L’odorat est un bizarre sens de la vue. Il évoque des paysages sentimentaux que dessine soudain le subconscient. C’est quelque chose que j’ai éprouvé bien souvent. Je passe dans la rue, je ne vois rien ou plutôt, regardant tout autour de moi, je vois comme tout le monde voit. Je sais que je marche dans une rue, et j’ignore qu’elle existe, avec ses deux côtés faits de maisons différentes, construites par des êtres humains. Je passe dans une rue. Voici que d’une boulangerie me vient une odeur de pain, écœurante par sa douceur même : mon enfance se dresse soudain devant moi, venue d’un quartier lointain, et c’est une autre boulangerie qui m’apparait, sortie tout droit de ce pays de conte de fées, fait de tout ce que nous avons vu mourir. Je passe dans une rue ; elle sent tout d’un coup les fruits offerts à l’étalage incliné d’une boutique étroite : et ma brève période campagnarde – je ne sais plus où ni quand – possède des arbres, tout là-bas, et offre la paix à mon cœur – un cœur d’enfant, indiscutablement. Je passe dans une rue ; me voilà bouleversé, à l’improviste, par une odeur de caisses  dans une menuiserie : ô mon cher Cesário [3] ! Tu m’apparais et je suis enfin heureux, parce que je suis revenu, par le souvenir, à la seule vérité, celle de la littérature.
   Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité, trad. F. Laye, Christian Bourgois éd., §268 p. 280



Liens :
   ¤ Dany Laferrière : https://fr.wikipedia.org/wiki/Dany_Laferri%C3%A8re

[1] Da est la grand-mère de l’enfant
[2] On peut rechercher en ligne ce texte complet en portugais (en pdf) par un copier-coller de son incipit.
[3] Cesário Verde, poète réaliste et parnassien, chantre de la Lisbonne de la fin du XIXe siècle (ibid. note 5, p.41)















1 commentaire:

  1. "Oh ! le paradis d'odeurs où l'on pénétrait dès la rue Souika ! C'était le 'doum' des matelassiers, le cuir de mouton et de chèvre des sacs et des babouches, la laine des tisserands, le 'ras-el-hanut", poudre dorée de l'épicier, le cumin et la fève de la 'harira', ou soupe qui chauffait dans les marmites, et le pain rond, 'kesra' sortant du four avec la fumée des genêts, le thé à la menthe du Café d'Alger... Sous les auvents de roseau, le peuple se mouvait avec bonhomie, menait son âne, tirait son eau à la fontaine ancienne ou donnait une pièce à l'aveugle accroupi à la porte de la petite mosquée, jouant d'un 'oud' marqué par l'âge...
    Un jour d'hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j'avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé à la menthe. Je refusai d'abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux appelés d'après leur forme Cornes de gazelles, qui semblent avoir été moulés précisément sur ces têtes graciles. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d'un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée de thé. Mais à l'instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d'extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m'avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. II m'avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu'opère l'amour, en me remplissant d'une essence précieuse : ou plutôt cette essence n'était pas en moi, elle était moi. J'avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. A combien d'années et de kilomètres de distance, s'était rouvert le monde des odeurs de la rue Souika"
    Valentin Louis-Georges, "Un Voyage en Orient", 1922.

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