dimanche 7 février 2016

Hannah Arendt chevauche un centaure ( Chiron ? )

   " Je me demande sérieusement si le dada sur un bâton n'a pas 
   commencé à être pratiqué à partir de l'époque des Centaures."
      Jonathan Swift * 
   



Le centaure

Chevauche à travers la terre
Jusqu’aux marges du lointain
Jusqu’à ce que ton dos humain
Se coule dans la cuisse animale.

Vol en toi réfréné
Autour de la terre des hommes et des purs-sangs
Dont le pouvoir corrompt toute chose.
Au trot, mais comme en vol,
Tendu des cuisses au visage,
Sois pour eux la plus antique unité
De l’homme et de l’animal.

Hannah Arendt, Heureux qui n’a pas de patrie. Poèmes de pensée, trad. F. Mathieu, Payot, 2015, p.181 **
                   

 
                    Kentaur

Reite über die Erde
Hin zu den Rändern der Weite,
Bis Dein menschlicher Rücken
Sich fügt in die tierischen Schenkel.

Umflügle gebändigt in Dir
Die Erde der Menschen und Rosse,
Denen alles die Herrschaft verdirbt.

Trabend, doch wie im Fluge,
Gestreckt von Gesicht zu den Schenkeln,
Sei ihnen die ältere Einheit
Von Mensch und Tier.




  • Métamorphose d'Ocyrhoé, fille du centaure Chiron

   Ocyrhoé, fille du centaure Chiron, dotée du don de prophétie, prédit à Esculape enfant, confié à son père, qu'il aura le pouvoir de guérir les mortels et aussi de les ressusciter, mais qu'il provoquera, en usant de ce pouvoir, la colère des dieux et sera foudroyé par Jupiter, avant de connaître une nouvelle existence.
   À son père Chiron, né immortel, Ocyrhoé prédit qu'il mourra, empoisonné par le sang d'un serpent. Mais la prophétesse en a trop dit et sa métamorphose en cavale l'empêche de terminer sa prophétie. 

   « Il lui restait encore une part d’avenir à dévoiler. Des soupirs montent du fond de sa poitrine, et ses yeux se remplissent de larmes qui coulent sur ses joues, puis : " Les destins, dit-elle, m’empêchent de poursuivre ; il m’est interdit d’en dire davantage, et voici que l’usage de la parole m’est retiré. Je ne faisais pas tant de cas de ma science, qui a amassé sur moi la colère divine ; je préfèrerais avoir ignoré l’avenir. Et déjà je sens que l’on me ravit les traits humains ; déjà, pour nourriture, l’herbe m’attire, déjà mon élan m’emporte à galoper dans les vastes plaines. Changée en cavale, je prends le corps de ma famille. Mais pourquoi tout entier ? Mon père n’est bien qu’à demi-animal !"
   Comme elle parlait ainsi, la fin de ses plaintes devint inintelligible ; ce ne furent plus que des mots confus. Bientôt ce ne furent plus des mots, ni encore le cri d’une cavale : on eût dit l’imitation de ce cri. Puis, au bout de peu de temps, elle poussa de vrais hennissements et marcha avec ses bras dans l’herbe. Alors ses doigts se rejoignirent, un léger sabot réunit ses cinq ongles dans une masse cornée, sa tête et son cou s’allongèrent ; la plus longue partie de sa robe devint une longue queue, et ses cheveux épars, répandus tels quels sur son cou, se muèrent en crinière retombant sur le côté droit. Sa voix et son aspect furent, du même coup, entièrement changés. Elle tira même le nom d’Hippé, la Cavale, de ce prodige.» 
    Ovide, Les métamorphoses (II, 633-675), trad. J. Chamonard, GF n°97 p.83***






   Talia dicenti pars est extrema querellae intellecta parum confusaque uerba fuerunt; mox nec uerba quidem nec equae sonus ille uidetur sed simulantis equam, paruoque in tempore certos edidit hinnitus et bracchia mouit in herbas. Tum digiti coeunt et quinos alligat ungues perpetuo cornu leuis ungula, crescit et oris et colli spatium, longae pars maxima pallae cauda fit, utque uagi crines per colla  iacebant, in dextras abiere iubas, pariterque nouata est et uox et facies; nomen quoque monstra dedere.»  ****


  • Une leçon de philosophie : la métamorphose. Entretien entre Raphaël Enthoven, philosophe, et Patrick Dandrey, docteur ès lettres (26 mn).                                                             


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Légendes :
 - Photo : César. Le Centaure.1985. Commande de l’État, place Michel Debré, à l’angle des rues de Sèvres et du Cherche-Midi, Paris 6e (ph. personnelle)
Notes :
* Jonathan Swift, Mémoires de Martin Scriblerus, in "Œuvres", Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade p.617 
**  Titre allemand de l'ouvrage : Hannah Arendt, Ich selbst, auch ich tanze. Die Gedichte
*** traduction revue, notamment quant à la concordance des temps du récit. 
**** version en latin : Itinera Electronica – Université catholique de Louvain : http://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/ovideII/texte.htm
Liens :
 ¤ A propos du Centaure de César : http://www.jean-charles-hachet.com/Cesar-mon-Centaure.html 

2 commentaires:

  1. J'aime particulièrement la photo de la fresque. Elle me parle de multiples métamorphoses. Cette photographie fait des ponts : de la peinture à la réalité, du lointain à la proximité, de la fermeture à l'horizon, de nos yeux fermés à nos cœurs ouverts. Elle abolit les murs.

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  2. Voilà un dossier/porte-folio particulièrement réussi, au bonheur de s'y perdre. Les fins comparatistes qui se dissimulent sous le pseudonyme transparent de Permi4 (Pierre et Rémi Michal-Catrin, avancerai-je) réalisent ici un chef d’œuvre d'assemblage, dont le travail dans l'espace de César, redoublé par l'image du centaure qu'il affectionne, offre une puissante idée. Que vient faire ici Hannah Arendt ? Ce serait à elle de le dire ; mais il semble qu'alliant les deux faces inconciliables de la métamorphose, altération et recouvrement d'une mythique intégrité, recomposition et puissance, elle dépeint ici la tâche épuisante et exaltante de l'homme, autrement que le Sysiphe d'Albert Camus. C'est plus remuant aussi que le berger de l'être de Martin Heidegger...

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