lundi 29 juin 2015

MONTAIGNE et le langage du corps



   


   « Quoy des mains ? nous requerons, nous promettons, appellons, congedions, menaçons, prions, supplions, nions, refusons, interrogeons, admirons, nombrons, confessons, repentons, craignons, vergoignons, doubtons, instruisons, commandons, incitons, encourageons, jurons, tesmoignons, accusons, condamnons, absolvons, injurions, mesprisons, deffions, despittons, flattons, applaudissons, benissons, humilions, moquons, reconcilions, recommandons, exaltons, festoyons, resjouïssons, complaignons, attristons, desconfortons, desesperons, estonnons, escrions, taisons : et quoy non ? d'une variation et multiplication à l'envy de la langue. De la teste nous convions, renvoyons, advouons, desadvouons, desmentons, bienveignons, honorons, venerons, dedaignons, demandons, esconduisons, egayons, lamentons, caressons, tansons, soubsmettons, bravons, enhortons, menaçons, asseurons, enquerons. Quoy des sourcils ? Quoy des espaules ? Il n'est mouvement, qui ne parle, et un langage intelligible sans discipline, et un langage publique ; Qui fait, voyant la varieté et usage distingué des autres, que cestuy-cy doibt plustost estre jugé le propre de l'humaine nature. Je laisse à part ce que particulierement la necessité en apprend soudain à ceux qui en ont besoing; et les alphabets des doigts, et grammaires en gestes :  et les sciences qui ne s'exercent et ne s'expriment que par iceux. Et les nations que Pline dit n'avoir point d'autre langue. »
   Montaigne, Les Essais, L.II, ch.XII, Apologie de Raimond de Sebonde, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p.475-476

  
   « Et les mains !* Avec elles nous demandons, nous promettons, appelons, congédions, menaçons, prions, supplions, nions, refusons, interrogeons, admirons, comptons, confessons, nous nous repentons, nous craignons, exprimons de la honte, doutons, instruisons, commandons, incitons, encourageons, jurons, témoignons, accusons, condamnons, absolvons, injurions, méprisons, défions, nous nous fâchons, nous flattons, applaudissons, bénissons, nous nous humilions, nous nous moquons, nous nous réconcilions, nous recommandons, exaltons, fêtons, nous nous réjouissons, nous nous plaignons, nous nous attristons, nous nous décourageons, nous nous désespérons, nous nous étonnons, nous nous écrions, nous nous taisons : et que ne faisons-nous pas avec une infinie variété  rivalisant avec [celle de] la langue? Avec la tête : nous convions, nous renvoyons, avouons, désavouons, démentons, souhaitons la bienvenue, honorons, vénérons, dédaignons, demandons, éconduisons, nous nous égayons, nous nous lamentons, nous caressons, tançons, soumettons, bravons, exhortons, menaçons, rassurons, interrogeons. Et avec les sourcils ! Avec les épaules ! Il n'y a pas un mouvement qui ne parle et un langage intelligible sans professeur et un langage public, ce qui fait que, lorsque l’on en voit la richesse et l’usage différent des autres [langages], celui-ci doit être considéré, plutôt qu’eux, comme celui qui est propre à la nature humaine. Je laisse à part ce que, particulièrement, la nécessité apprend soudain, en cette matière, à ceux qui en ont besoin, et les alphabets des doigts, et les grammaires des gestes, et les sciences qui ne sont exercées et exprimées que par eux, et les nations dont Pline dit qu’elles n’ont pas d’autre langue. »
   * c'est moi qui souligne
   Montaigne, Les Essais en français moderne, L.II, ch.XII, Apologie de Raymond Sebon, Quarto Gallimard, p.551-552


 Et quoi des pieds ? :
   « Je viens de voir chez moi un petit homme natif de Nantes, né sans bras, qui a si bien dressé ses pieds au service que lui devaient les mains qu'ils en ont, à la vérité, à demi oublié leur fonction naturelle. Du reste il les nomme ses mains, il coupe, il charge un pistolet et lâche le coup, il enfile son aiguille, il coud, il écrit, il tire son bonnet, il se peigne, il joue aux cartes et aux dés et les remue avec autant de dextérité que saurait faire quelque autre [personne] ; l'argent que je lui ai donné (car il gagne sa vie à se faire voir), il l'a emporté dans son pied comme nous le faisons dans notre main. » 
   Montaigne, ibid., L. I,chap. XXIII, Sur "la coutume" et sur le fait qu'on ne change pas aisément une loi reçue, p.136



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Photographies :

   ¤ Détails de la statue  de Montaigne assis située face à la Sorbonne, rue des Écoles à Paris, 5ième. Œuvre du sculpteur  Paul Landowski (1875-1961)

Sur le socle en pierre de la statue, on peut lire gravé :

PARIS A MON CŒUR DES MON ENFANCE
JE NE SUIS FRANÇAIS QUE PAR CETTE
GRANDE CITE GRANDE SURTOUT ET
INCOMPARABLE EN VARIETE LA
GLOIRE DE LA FRANCE ET L’UN DES
PLUS NOBLES ORNEMENTS DU MONDE
   Quant au pied droit de ladite statue, il sera bon de (re)lire de Montaigne ce qu'il écrit de la superstition.
 
   ¤ A propos de Paul Landowski, également auteur du Christ Rédempteur qui, situé au sommet du mont Corcovado, domine la ville de Rio de Janeiro, voirhttp://www.paul-landowski.com/la-vie/biographique-paul-landowski/

1 commentaire:

  1. Ah si Michel de Montaigne avait connu le square Painlevé, avec ses herbes savamment folles, ses bancs, ses arbres immenses, sa Dame à la licorne, son libraire d'ancien, son Campeur hors d'âge, eût-il pas indiqué un autre orient pour son sourire de bronze, ou préconisé à tout le moins quelque Essai à cette fin, plutôt que de béer sans recours au savoir sorbonagre, comme s'il regrettait d'avoir loupé, hélas ! la licence de philosophie de la session 1515 (année aussi remarquable que 1968 pour passer des examens à l'abri des grandes émotions populaires), faute d'être né à temps.

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