« Quoy des mains ?
nous requerons, nous promettons, appellons, congedions, menaçons, prions,
supplions, nions, refusons, interrogeons, admirons, nombrons, confessons,
repentons, craignons, vergoignons, doubtons, instruisons, commandons, incitons,
encourageons, jurons, tesmoignons, accusons, condamnons, absolvons, injurions,
mesprisons, deffions, despittons, flattons, applaudissons, benissons,
humilions, moquons, reconcilions, recommandons, exaltons, festoyons,
resjouïssons, complaignons, attristons, desconfortons, desesperons, estonnons,
escrions, taisons : et quoy non ? d'une variation et multiplication à
l'envy de la langue. De la teste nous convions, renvoyons, advouons, desadvouons,
desmentons, bienveignons, honorons, venerons, dedaignons, demandons,
esconduisons, egayons, lamentons, caressons, tansons, soubsmettons, bravons,
enhortons, menaçons, asseurons, enquerons. Quoy des sourcils ? Quoy des espaules ?
Il n'est mouvement, qui ne parle, et un langage intelligible sans discipline,
et un langage publique ; Qui fait, voyant la varieté et usage distingué
des autres, que cestuy-cy doibt plustost estre jugé le propre de l'humaine
nature. Je laisse à part ce que particulierement la necessité en apprend
soudain à ceux qui en ont besoing; et les alphabets des doigts, et grammaires
en gestes : et les sciences qui ne
s'exercent et ne s'expriment que par iceux. Et les nations que Pline dit
n'avoir point d'autre langue. »
Montaigne, Les Essais, L.II, ch.XII, Apologie de Raimond de Sebonde, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, p.475-476
« Et les mains !*
Avec elles nous demandons, nous promettons, appelons, congédions, menaçons,
prions, supplions, nions, refusons, interrogeons, admirons, comptons,
confessons, nous nous repentons, nous craignons, exprimons de la honte,
doutons, instruisons, commandons, incitons, encourageons, jurons, témoignons,
accusons, condamnons, absolvons, injurions, méprisons, défions, nous nous
fâchons, nous flattons, applaudissons, bénissons, nous nous humilions, nous
nous moquons, nous nous réconcilions, nous recommandons, exaltons, fêtons, nous
nous réjouissons, nous nous plaignons, nous nous attristons, nous nous décourageons,
nous nous désespérons, nous nous étonnons, nous nous écrions, nous nous
taisons : et que ne faisons-nous pas avec une infinie variété rivalisant avec [celle de] la langue? Avec la
tête : nous convions, nous renvoyons, avouons, désavouons, démentons, souhaitons
la bienvenue, honorons, vénérons, dédaignons, demandons, éconduisons, nous nous
égayons, nous nous lamentons, nous caressons, tançons, soumettons, bravons, exhortons,
menaçons, rassurons, interrogeons. Et avec les sourcils ! Avec les épaules !
Il n'y a pas un mouvement qui ne parle et un langage intelligible sans professeur
et un langage public, ce qui fait que, lorsque l’on en voit la richesse et l’usage
différent des autres [langages], celui-ci doit être considéré, plutôt qu’eux,
comme celui qui est propre à la nature humaine. Je laisse à part ce que, particulièrement,
la nécessité apprend soudain, en cette matière, à ceux qui en ont besoin, et
les alphabets des doigts, et les grammaires des gestes, et les sciences qui ne
sont exercées et exprimées que par eux, et les nations dont Pline dit qu’elles
n’ont pas d’autre langue. »
* c'est moi qui souligne
* c'est moi qui souligne
Montaigne, Les Essais en français moderne, L.II, ch.XII,
Apologie de Raymond Sebon, Quarto
Gallimard, p.551-552
Et quoi des pieds ? :
« Je viens de voir chez moi un petit homme natif de Nantes, né sans bras, qui a si bien dressé ses pieds au service que lui devaient les mains qu'ils en ont, à la vérité, à demi oublié leur fonction naturelle. Du reste il les nomme ses mains, il coupe, il charge un pistolet et lâche le coup, il enfile son aiguille, il coud, il écrit, il tire son bonnet, il se peigne, il joue aux cartes et aux dés et les remue avec autant de dextérité que saurait faire quelque autre [personne] ; l'argent que je lui ai donné (car il gagne sa vie à se faire voir), il l'a emporté dans son pied comme nous le faisons dans notre main. »Montaigne, ibid., L. I,chap. XXIII, Sur "la coutume" et sur le fait qu'on ne change pas aisément une loi reçue, p.136
* * *
Photographies :
¤ Détails de
la statue de Montaigne assis située face à la Sorbonne, rue des Écoles à
Paris,
5ième. Œuvre du sculpteur Paul Landowski (1875-1961)
Sur le socle en pierre de la statue, on peut lire gravé :
PARIS A MON CŒUR DES MON ENFANCEJE NE SUIS FRANÇAIS QUE PAR CETTEGRANDE CITE GRANDE SURTOUT ETINCOMPARABLE EN VARIETE LAGLOIRE DE LA FRANCE ET L’UN DESPLUS NOBLES ORNEMENTS DU MONDE
Quant au pied droit de ladite statue, il sera bon de (re)lire de Montaigne ce qu'il écrit de la superstition.
Ah si Michel de Montaigne avait connu le square Painlevé, avec ses herbes savamment folles, ses bancs, ses arbres immenses, sa Dame à la licorne, son libraire d'ancien, son Campeur hors d'âge, eût-il pas indiqué un autre orient pour son sourire de bronze, ou préconisé à tout le moins quelque Essai à cette fin, plutôt que de béer sans recours au savoir sorbonagre, comme s'il regrettait d'avoir loupé, hélas ! la licence de philosophie de la session 1515 (année aussi remarquable que 1968 pour passer des examens à l'abri des grandes émotions populaires), faute d'être né à temps.
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