[...]Le pesant chariot porte une énorme pierre ;
Le limonier, suant du mors à la croupière,
Tire, et le roulier fouette, et le pavé glissant
Monte, et le cheval triste a le poitrail en sang.
Il tire, traîne, geint, tire encore et s’arrête;
Le fouet noir tourbillonne au-dessus de sa tête ;
C’est lundi ; l’homme hier buvait aux Porcherons
Un vin plein de fureur, de cris et de jurons ;
Oh ! quelle est donc la loi formidable qui livre
L’être à l’être, et la bête effarée à l’homme ivre !
L’animal éperdu ne peut plus faire un pas ;
Il sent l’ombre sur lui peser ; il ne sait pas,
Sous le bloc qui l’écrase et le fouet qui l’assomme,
Ce que lui veut la pierre et ce que lui veut l’homme.
Et le roulier n’est plus qu’un orage de coups
Tombant sur ce forçat qui traîne les licous,
Qui souffre et ne connaît ni repos ni dimanche.
Si la corde se casse, il frappe avec le manche,
Et, si le fouet se casse, il frappe avec le pied ;
Et le cheval, tremblant, hagard, estropié,
Baisse son cou lugubre et sa tête égarée ;
On entend, sous les coups de la botte ferrée,Sonner le ventre nu du pauvre être muet !
Il râle ; tout à l’heure encore il remuait ;
Mais il ne bouge plus et sa force est finie ;
Et les coups furieux pleuvent ; son agonie
Tente un dernier effort ; son pied fait un écart,
Il tombe, et le voilà brisé sous le brancard ;
Et, dans l’ombre, pendant que son bourreau redouble,
Il regarde Quelqu’un de sa prunelle trouble ;
Et l’on voit lentement s’éteindre, humble et terni,
Son œil plein des stupeurs sombres de l’infini,
Où luit vaguement l’âme effrayante des choses.
Hélas ![...]
Victor Hugo, Les Contemplations, L. III, Les luttes et les rêves, II Melancholia (Paris juillet 1838). O.C., Poésie II, Robert Laffont, coll. Bouquins p.333.
[… ]
« Rodia s’approche du petit cheval; il s’avance devant lui ; il le voit
frappé sur les yeux, oui sur les yeux ! Il pleure. Son cœur se gonfle; ses
larmes coulent. L’un des bourreaux lui effleure le visage de son fouet ; il ne
le sent pas, il se tord les mains, il crie, il se précipite vers le vieillard à
la barbe blanche qui hoche la tête et semble condamner cette scène. Une femme
le prend par la main et veut l’emmener ; il lui échappe et court au cheval, qui
à bout de forces tente encore de ruer.
– Le
diable t’emporte, maudit ! vocifère Mikolka dans sa fureur. Il jette le fouet,
se penche, tire du fond de la carriole un long et lourd brancard et, le tenant
à deux mains par un bout, il le brandit péniblement au-dessus de la jument
rouanne.
– Il
va l’assommer, crie-t-on autour de lui.
– La
tuer.
– Elle
est à moi, hurle Mikolka ; il frappe la bête à bras raccourcis. On entend un
fracas sec.
–
Fouette-la, fouette-la, pourquoi t’arrêtes-tu ? crient des voix dans la foule.
Mikolka soulève encore le brancard, un second coup s’abat sur l’échine de la
pauvre haridelle. Elle se tasse ; son arrière-train semble s’aplatir sous la
violence du coup, puis elle sursaute et se met à tirer avec tout ce qui lui
reste de forces, afin de démarrer, mais elle ne rencontre de tous côtés que les
six fouets de ses persécuteurs ; le brancard se lève de nouveau, retombe pour
la troisième fois, puis pour la quatrième, d’une façon régulière. Mikolka est
furieux de ne pouvoir l’achever d’un seul coup.
– Elle
a la vie dure, crie-t-on autour de lui.
– Elle
va tomber, vous verrez, les amis, sa dernière heure est venue, observe un
amateur, dans la foule.
–
Prends une hache, il faut en finir d’un coup, suggère quelqu’un.
–
Qu’avez-vous à bayer aux corneilles ? place ! hurle Mikolka. Il jette le
brancard, se penche, fouille de nouveau dans la charrette et en retire cette
fois un levier de fer.
–
Gare, crie-t-il ; il assène de toutes ses forces un grand coup à la pauvre
bête. La jument chancelle, s’affaisse, tente un dernier effort pour tirer, mais
le levier lui retombe de nouveau pesamment sur l’échine ; elle s’abat sur le
sol, comme si on lui avait tranché les quatre pattes d’un seul coup.
–
Achevons-la, hurle Mikolka ; il bondit, pris d’une sorte de folie, hors de la
charrette.
Quelques gars,
aussi ivres et cramoisis que lui, saisissent ce qui leur tombe sous la main :
des fouets, des bâtons, ou un brancard, et ils courent sur la petite jument
expirante. Mikolka, debout près d’elle, continue à frapper de son levier, sans
relâche. La pauvre haridelle allonge la tête,pousse un profond soupir et crève.
– Il
l’a achevée ! crie-t-on dans la foule.
– Et
pourquoi ne voulait-elle pas galoper ?
– Elle
est à moi », crie Mikolka, son levier à la main. Il a les yeux injectés de sang
et semble regretter de n’avoir plus personne à frapper.
– Eh
bien, vrai, tu es un mécréant, crient plusieurs assistants dans la foule.
Mais
le pauvre garçonnet est hors de lui. Il se fraye un chemin, avec un grand cri,
et s’approche de la jument rouanne. Il enlace son museau immobile et sanglant,
l’embrasse ; il embrasse ses yeux, ses lèvres, puis il bondit soudain et se
précipite, les poings en avant, sur Mikolka. Au même instant, son père qui le
cherchait depuis un moment, le découvre enfin, l’emporte hors de la foule...
–
Allons, allons, lui dit-il, allons-nous-en à la maison.
–
Petit père, pourquoi ont-ils tué... le pauvre petit cheval ? sanglote l’enfant.
Mais il a la respiration coupée et les mots s’échappent de sa gorge contractée
en cris rauques.
– Ce
sont des ivrognes, ils s’amusent ; ce n’est pas notre affaire, viens ! dit le
père. Rodion l’entoure de ses bras, mais sa poitrine est serrée dans un étau de
feu ; il essaie de reprendre son souffle, de crier – et s’éveille.
Raskolnikov s’éveilla, le corps moite, les cheveux trempés de sueur, tout
haletant et se souleva plein d’épouvante.
–
Dieu soit loué ; ce n’était qu’un rêve, dit-il en s’asseyant sous un arbre ; il
respira profondément.
« Mais qu’est-ce donc ? Une mauvaise fièvre qui commence ? Ce songe affreux me
le ferait croire ! »
[…]
Dostoievski, Crime et Châtiment, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, trad. D. Ergaz, 1950, p.100 à 103.
Dorian Astor, Nietzsche, Gallimard, folio biographies, 2011, p.352 |
* * *
Jean Rochefort lit un extrait de C'est la guerre de Louis Calaferte sur la réquisition des chevaux pour l'armée durant la seconde guerre mondiale.
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Références :¤ Dorian Astor et Nietzsche : http://www.franceculture.fr/oeuvre-nietzsche-de-dorian-astor.html
¤ Louis Calaferte, C'est la guerre, Gallimard, folio, p. 81 à 85.
¤ Louis Calaferte sur Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Louis_Calaferte
Bel ensemble équin, belle écurie. Mais Jean Rochefort manque terriblement de sobriété. Il eût fallu repasser ce très beau texte (qui doit beaucoup à Céline, mais Calaferte n'est pas Bardamu) à Alain Cuny, Maria Casares, Jouvet ou Lucchini... Est-ce que Bourvil lui-même n'aurait pas fait mieux que ce Jean larmoyant, s'émouvant lui même de ses sanglots, à redéchiffrer une page qu'il oublie à mesure qu'il avance - ou mieux qu'il titube?
RépondreSupprimerSoyons sévères, l'ordre équestre le mérite.