« Quand
j'avais loué cette grande calebasse d'appartement, – comme disait élégamment le
lieutenant Louis de Meung, qui ne poétisait pas les choses, – j'avais fait
placer au milieu une grande table ronde que je couvrais de cartes militaires,
de livres et de papiers : c'était mon bureau. J'y écrivais quand j'avais à
écrire... Eh bien ! un soir, ou plutôt une nuit, j'avais roulé le canapé auprès
de cette grande table, et j'y dessinais à la lampe, non pas pour me distraire
de l'unique pensée qui me submergeait depuis un mois, mais pour m'y plonger
davantage, car c'était la tête de cette énigmatique Alberte que je dessinais,
c'était le visage de cette diablesse de femme dont j'étais possédé, comme les
dévots disent qu'on l'est du diable.
Il
était tard. La rue, – où passaient chaque nuit deux diligences en sens inverse,
– comme aujourd'hui, – l'une à minuit trois quarts et l'autre à deux heures et
demie du matin, et qui toutes deux s'arrêtaient à l'Hôtel de la Poste pour
relayer, – la rue était silencieuse comme le fond d'un puits. J'aurais entendu
voler une mouche ; mais si, par hasard, il y en avait une dans ma chambre, elle
devait dormir dans quelque coin de vitre ou dans un des plis cannelés de ce
rideau, d'une forte étoffe de soie croisée, que j'avais ôté de sa patère et qui
tombait devant la fenêtre, perpendiculaire et immobile. Le seul bruit qu'il y
eût alors autour de moi, dans ce profond et complet silence, c'était moi qui le
faisais avec mon crayon et mon estompe. Oui, c'était elle que je dessinais, et
Dieu sait avec quelle caresse de main et quelle préoccupation enflammée ! Tout
à coup, sans aucun bruit de serrure qui m'aurait averti, ma porte s'entrouvrit
en flûtant ce son des portes dont les gonds sont secs, et resta à moitié
entrebâillée, comme si elle avait eu peur du son qu'elle avait jeté ! Je
relevai les yeux, croyant avoir mal fermé cette porte qui, d'elle-même,
inopinément, s'ouvrait en filant ce son plaintif, capable de faire tressaillir
dans la nuit ceux qui veillent et de réveiller ceux qui dorment. Je me levai de
ma table pour aller la fermer ; mais la porte entrouverte s'ouvrit plus grande et
très doucement toujours, mais en recommençant le son aigu qui traîna comme un
gémissement dans la maison silencieuse, et je vis, quand elle se fut ouverte de
toute sa grandeur, Alberte ! – Alberte qui, malgré les précautions d'une peur
qui devait être immense, n'avait pu empêcher cette porte maudite de crier ! »
Barbey d'Aurevilly, Le Rideau cramoisi, Folio classique p.67-68
« "Finissez ou je sonne", s’écria Albertine voyant que je me jetais sur elle pour l’embrasser. Mais je me disais que ce n’était pas pour ne rien faire qu’une jeune fille fait venir un jeune homme en cachette, en s’arrangeant pour que sa tante ne le sache pas, que d’ailleurs l’audace réussit à ceux qui savent profiter des occasions ; dans l’état d’exaltation où j’étais, le visage rond d’Albertine, éclairé d’un feu intérieur comme par une veilleuse, prenait pour moi un tel relief qu’imitant la rotation d’une sphère ardente, il me semblait tourner telles ces figures de Michel Ange qu’emporte un immobile et vertigineux tourbillon. J’allais savoir l’odeur, le goût, qu’avait ce fruit rose inconnu. J’entendis un son précipité, prolongé et criard. Albertine avait sonné de toutes ses forces. »
Marcel Proust, A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. I, éd.1954, p.933-934
Précisions :
- 1ière photo: portrait de femme par Konny Steding, dessinatrice allemande
- 2ième photo : "Sidewalk Catwalk", fashion parade, 32 mannequins Manikin de Ralph PUCCI, exposition éphémère, New York, 2010. Styliste non identifié.
Liens :
- Barbey d'Aurevilly : http://www.inlibroveritas.net/oeuvres/2372/le-rideau-cramoisi p 30sq
- Pierre Henry, Variations pour une porte et un soupir, You Tube : https://www.youtube.com/watch?v=SLDPcnicyUA
- Pierre Henry, art. Wikipedia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre_Henry
- Variations pour une porte et un soupir, art. Wikipedia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Variations_pour_une_porte_et_un_soupir
- Konny Steding : https://www.criteres-editions.com/index.php/opusdelits/19722-opus-49--konny-steding
- New York 2010, "Sidewalk Catwalk" : http://www.luxsure.fr/2010/08/12/sidewalk-catwalk-ou-lexposition-ephemere-a-new-york/
N.B. : l'oeuvre de Pierre Henry fut très présente parmi les disques de beaucoup de jeunes des années 60 - 70 , celle-ci comme également sa Messe pour le temps présent (1967, commande de Maurice Béjart), qui fut un succès commercial.
- Messe pour le temps présent , You Tube : https://www.youtube.com/watch?v=t4kh9OVFaJc
Dans "Alberte", roman de Pierre Benoît, Alberte est amoureuse du fiancé de sa fille... laquelle meurt tragiquement à la veille de ses noces, d'un accident de voiture où le fiancé pourrait bien être impliqué... Voit Wikipedia/Alberte. C'est plus proche de Mauriac que de Barbey, de Simenon que de Proust.
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