mercredi 1 avril 2015

BANANES-SOLEIL à Lisbonne


             


   Jour de pluie

   L’air est d’un jaune voilé, comme un jaune pâle vu à travers un blanc sale. C’est à peine s’il y a du jaune dans la grisaille de l’air. La pâleur de ce gris, pourtant, recèle un peu de jaune dans sa tristesse.

   Fernando Pessoa, Le Livre de l’intranquillité, éd. intégrale, trad. Françoise Laye. Christian Bourgois éd., 1999, § 189, p. 207.                                                    









   


   Je me contente, finalement, de bien peu de chose : voir cesser la pluie et briller le bon soleil de notre Sud béni, voir des bananes d’un jaune vif, contrastant avec leurs taches brunes, et les gens qui les vendent grâce à leur verbiage – les trottoirs de la rue da Prata ; le Tage, tout au bout, d’un bleu verdi d’or, tout ce petit coin familier du système de l’Univers.

   Fernando Pessoa , ibid. § 170,  p.190 









 
  Je pourrais consacrer solennellement cette heure en achetant des bananes, car on dirait qu’en elles s’est projeté le soleil tout entier, comme un photophore sans appareil. Mais j’ai honte des rituels, des symboles, honte aussi d’acheter quelque chose dans la rue. On pourrait ne pas bien empaqueter mes bananes, ne pas me les vendre comme on doit les vendre, parce que je ne saurais pas les acheter comme on doit les acheter. On pourrait trouver ma voix bizarre, quand je demanderais le prix. Mieux vaut écrire que risquer de vivre, même si vivre se réduit à acheter des bananes au soleil, aussi longtemps que dure le soleil et qu’il y a des bananes à vendre.  
Plus tard peut-être… Oui, plus tard… Un autre, peut-être… Je ne sais…                                                             
   Fernando Pessoa, ibid § 170, pp.190-191.




                                                                                                                                                                       
En complément musical en ce 1er avril : Avril au Portugal (chanson sentimentale)





Précisions:
  - Photo 1 : Trait (sur rouge), Stroke (on Red), Strich (auf Rot), 1980. Huile sur toile, coll. part. 
    Vue à travers Double panneau de verre, Double Pane of Glass, Doppelglasscheibe, 1977, verre, fer, peint en gris d'un  côté. Coll. Musée dép. d'art contemporain, Rochechouart. Exposition Gerhard Richter, Centre Pompidou le 22/09/2012.         
 - Avril au Portugal. Chanson écrite à l'origine par José Galhardo (paroles) et Raul Ferrão (musique)
   Paroles françaises et interprétation : Yvette Giraud
   On peut lire en ligne un article d' du 05/08/2006 (Télérama n° 2951). Il offre une large information sur le succès de cette chanson, intitulée initialement du nom de la ville universitaire de Coimbra, et qui eut quelque 200 versions enregistrées depuis 1947 après avoir été popularisée par Amalia Rodrigues.



2 commentaires:

  1. Quel merveilleux engluement dans les bananes !
    Je ne sais si quelque autre écrivain s'y est appliqué. Je ne l'ai pas vu dans Proust, ni dans Saint-Simon, ni dans Mme de Sévigné. La banane est moderne. Mais même Ponge, à ma connaissance, évite la banane.
    Merveilleuse hésitation surtout sur acheter ou non des bananes ! Ce "n'avoir pas su les demander" est sublime.
    Quelle ruse chez ce Fernando Pessoa. "Mieux vaut écrire que risquer de vivre", bien sûr une pose, car que fait l'écrivain sinon vivre en circulant au soleil, flairant les bananes des vendeurs (qui lui rappellent son Afrique natale), apercevant le ciel jaune et, au-delà de la Place du commerce, le Tage dans sa majesté et son éclat - vivre intensément, et redoubler cette vie par l'écriture.

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  2. Contrepoint musical "Avril au Portugal" : je proposerais au lecteur bénévole de visiter la version moins sucrée de l'irritante bête de concert qu'est Linda de Suza, annexant magistralement cette bluette au patrimoine du fado.
    https://www.youtube.com/watch?v=OVQruyT3SS8

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