mardi 17 mars 2015

. . . une fleur me dit son nom



   « Les fleurs, les fleurs que là-bas j’ai vécues ! Des fleurs que la vue traduisait en noms, les reconnaissant, et dont notre âme cueillait le parfum, non pas en elles-mêmes mais dans la mélodie de leurs noms. Des fleurs dont les noms étaient, répétés en longues suites, des orchestres de parfums sonores… Des arbres dont la verte volupté mettait ombre et fraîcheur dans la façon dont ils s’appelaient… Des fruits dont le nom était comme planter les dents dans l’âme de leur pulpe… Des ombres qui étaient les reliques d’autrefois heureux… Des clairières, des clairières toutes claires, qui étaient des sourires plus francs du paysage bâillant tout auprès…  Ô heures multicolores !... Instants-fleurs, minutes-arbres, ô temps figé en espace, temps mort d’espace et couvert de fleurs, et du parfum des fleurs, et du parfum des noms de fleurs !

   Folie rêveuse dans ce silence de songe !... »
                   Fernando Pessoa, Le Livre de l’intranquillité, éd. intégrale, trad. Françoise Laye. Christian Bourgois éd., 1999, p. 460.[1]







   « Ô géraniums, ô digitales1... Celles-ci fusant des bois-taillis, ceux-là en rampe allumés au long de la terrasse, c'est de votre reflet que ma joue d'enfant reçut un don vermeil. Car  "Sido" aimait au jardin le rouge, le rose, les sanguines filles du rosier, de la croix-de-Malte, des hortensias, et des bâtons-de-Saint-Jacques, et même le coqueret-alkékenge, encore qu'elle accusât sa fleur, veinée de rouge sur pulpe rose, de lui rappeler un mou de veau frais... À contre-cœur elle faisait pacte avec l'Est [1]: « Je m'arrange avec lui », disait-elle. Mais elle demeurait pleine de suspicion et surveillait, entre tous les cardinaux et collatéraux,ce point glacé, traître aux jeux meurtriers. Elle lui confiait des bulbes de muguet, quelques bégonias, et des crocus mauves, veilleuses des froids crépuscules.
   Hors une corne de terre, hors un bosquet de lauriers-cerises dominés par un
junko-biloba
[2], - je donnais ses feuilles, en forme de raie, à mes camarades       d'école,  qui les séchaient entre les pages de l'atlas - tout le chaud jardin se nourrissait d'une lumière jaune, à tremblements rouges et violets, mais je ne pourrais dire si ce rouge, ce violet, dépendaient, dépendent encore d'un sentimental bonheur ou d'un éblouissement optique. Étés réverbérés par le gravier jaune et chaud, étés traversant le jonc tressé de mes grands chapeaux, étés presque sans nuits... Car j'aimais tant l'aube, déjà, que ma mère me l'accordait en récompense. J'obtenais qu'elle m'éveillât à trois heures et demie, et je m'en allais, un panier vide à chaque bras, vers des terres maraîchères qui se réfugiaient dans le pli étroit de la rivière, vers les fraises, les cassis et les groseilles barbues.
    À trois heures et demie, tout dormait dans un bleu originel, humide et confus, et  quand je descendais le chemin de sable, le brouillard retenu par son poids baignait d'abord mes jambes, puis mon petit torse bien fait, atteignait mes lèvres, mes oreilles et mes narines plus sensibles que tout le reste de mon corps... J'allais seule, ce pays mal pensant était sans dangers. C'est sur ce chemin, c'est à cette heure que je prenais conscience de mon prix, d'un état de grâce indicible et de ma connivence avec le premier souffle accouru, le premier oiseau, le soleil encore ovale, déformé par son éclosion... »
                  Colette, Sido, Livre de Poche n°373 pp. 12-13.


[1] Il s’agit ici du voisin situé à l’est de la maison de Sido.
[2] Sic. Soit, Ginkgo biloba ou arbre aux quarante écus
          
   

                                     Aube

  J’ai embrassé l’aube d’été.
   Rien ne bougeait encore au front des palais. L’eau était morte. Les camps d’ombres ne quittaient pas la route du bois. J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit.
   La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom.
   Je ris au wasserfall blond qui s’échevela à travers les sapins : à la cime argentée je reconnus la déesse.
   Alors je levai un à un les voiles. Dans l’allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l’ai dénoncée au coq. A la grand’ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et courant comme un mendiant sur les quais de marbre, je la chassais.
   En haut de la route, près d’un bois de lauriers, je l’ai entourée avec ses voiles amassés, et j’ai senti un peu son immense corps. L’aube et l’enfant tombèrent au bas du bois.
   Au réveil il était midi.

   Arthur Rimbaud, Illuminations, Livre de Poche, Les Classiques de Poche, p.122





[1] Titre original : Livro do Desassossego par Bernardo Soares.
Remarque : le texte retranscrit ici reprend les points de suspension présents dans l'ouvrage cité. 

Liens :
 - Fernando Pessoa : http://fr.wikipedia.org/wiki/Fernando_Pessoa 
 - Colette : http://fr.wikipedia.org/wiki/Colette 
 - A. Rimbaud, Les  Illuminations : http://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Illuminations_%28Rimbaud%29 

2 commentaires:

  1. La photo du mannequin-corolle dont les pensées s'échappent en pétale est remarquable. Belle façon de faire le mur et d'atteindre les nuages.

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  2. "Vous avez, voyez-vous, mon enfant, vous avez ici [la scène est au Trianon] quatre sortes de terrains, disait M. de Jussieu, et si je voulais, j'en découvrirais dix autres mêlés à ces quatre principaux. Mais pour l'apprenti jardinier, la distinction serait un peu subtile. Toujours est-il que le fleuriste doit goûter la terre, comme je jardinier doit goûter les fruits. Vous m'entendez bien, n'est-ce-pas, Gilbert ? - Oui, monsieur, répondit Gilbert... - Pour goûter la terre, renfermez-en une poignée dans un clayon, versez quelques gouttes d'eau doucement par-dessus, et goûtez cette eau quand elle sortira filtrée par la terre même en dessous du clayon. Les saveurs salines, ou âcres, ou fades, ou parfumées de certaines essences naturelles s'approprieront aux merveilleux sucs des plantes que vous voulez y faire pousser ; car dans la nature, dit M.Rousseau votre ancien patron, tout n'est qu'analogie, assimilation, tendance à l'homogénéité."
    Alexandre Dumas, Joseph Balsamo, ch.CXXXVII

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