Statuette du tombeau de Jean sans Peur, Dijon * |
Cette première pièce exhale une odeur sans nom dans la
langue, et qu'il faudrait appeler l'odeur de pension. Elle sent le
renfermé, le moisi, le rance ; elle donne froid, elle est humide au nez, elle
pénètre les vêtements ; elle a le goût d'une salle où l'on a dîné; elle pue le
service, l'office, l'hospice. Peut-être pourrait-elle se décrire si l'on
inventait un procédé pour évaluer les quantités élémentaires et nauséabondes
qu'y jettent les atmosphères catarrhales et sui generis de chaque pensionnaire,
jeune ou vieux. Eh bien, malgré ces plates horreurs, si vous le compariez à la
salle à manger, qui lui est contiguë, vous trouveriez ce salon élégant et
parfumé comme doit l'être un boudoir. Cette salle, entièrement boisée, fut
jadis peinte en une couleur indistincte aujourd'hui, qui forme un fond sur
lequel la crasse a imprimé ses couches de manière à y dessiner des figures
bizarres. Elle est plaquée de buffets gluants sur lesquels sont des carafes
échancrées, ternies, des ronds de moiré métallique, des piles d'assiettes en
porcelaine épaisse, à bords bleus, fabriquées à Tournai. Dans un angle est
placée une boîte à cases numérotées qui sert à garder les serviettes, ou
tachées ou vineuses, de chaque pensionnaire. Il s'y rencontre de ces meubles
indestructibles, proscrits partout, mais placés là comme le sont les débris de
la civilisation aux Incurables. Vous y verriez un baromètre à capucin qui sort
quand il pleut, des gravures exécrables qui ôtent l'appétit, toutes encadrées
en bois noir verni à filets dorés; un cartel en écaille incrustée de cuivre; un
poêle vert, des quinquets d'Argand où la poussière se combine avec l'huile, une
longue table couverte en toile cirée assez grasse pour qu'un facétieux externe
y écrive son nom en se servant de son doigt comme de style, des chaises
estropiées, de petits paillassons piteux en sparterie qui se déroule toujours
sans se perdre jamais, puis des chaufferettes misérables à trous cassés, à
charnières défaites, dont le bois se carbonise. Pour expliquer combien ce
mobilier est vieux, crevassé, pourri, tremblant, rongé, manchot, borgne,
invalide, expirant, il faudrait en faire une description qui retarderait trop
l'intérêt de cette histoire, et que les gens pressés ne pardonneraient pas.
Balzac, Le Père
Goriot,La Comédie humaine, Bibliothèque de la Pléiade, t.III p.53-54
Le Buffet
C'est un
large buffet sculpté ; le chêne sombre,
Très vieux, a pris cet air si bon des vieilles gens ; Le buffet est ouvert, et verse dans son ombre Comme un flot de vin vieux, des parfums engageants ;
Tout
plein, c'est un fouillis de vieilles vieilleries,
De linges odorants et jaunes, de chiffons De femmes ou d'enfants, de dentelles flétries, De fichus de grand'mère où sont peints des griffons ;
- C'est là
qu'on trouverait les médaillons, les mèches
De cheveux blancs ou blonds, les portraits, les fleurs sèches Dont le parfum se mêle à des parfums de fruits.
- Ô buffet
du vieux temps, tu sais bien des histoires,
Et tu voudrais conter tes contes, et tu bruis Quand s'ouvrent lentement tes grandes portes noires. Arthur Rimbaud
octobre 70
Arthur Rimbaud, "Poésies complètes", Le Livre de Poche n°9635, p.136-137
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¤ photo 1 : Statuette d'un moine du tombeau de Jean sans Peur, musée des beaux-arts, Dijon.
Ici, vue à l'exposition qui se tint au musée de Cluny à Paris, du 27
février au 3 juin 2013, intitulée : « Larmes d’albâtre, les Pleurants
du tombeau de Jean sans Peur, duc de Bourgogne » (photo pers.)
Liens :
¤ Les pleurants des tombeaux des ducs de Bourgogne : https://fr.wikipedia.org/wiki/Pleurants_des_tombeaux_des_ducs_de_Bourgogne
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EXPLICATION : Les ducs de Bourgogne eurent longtemps l'habitude de mourir jeunes. Soit que par trop "sans peur" ou "hardis" ils se précipitassent fougueusement dans la mêlée, soit que plus repus, plus pieux ou davantage paresseux, les Jean ou les Philippe vîssent avec gourmandise leur espérance de vie augmenter. Quoi qu'il en soit, on en vint à la pratique frivole de dicter ses dernières volontés. C'est ainsi qu'un Bourgogne dont le nom m'échappe - mais fort rouge à ce qu'on dit, bien vieilli en cave et fleurant bon ses hautes côtes - ayant pris conseil d'une ultime bouteille, dit qu'on eût à l'enterrer dans une armoire, charge à son écuyer Jean-Arthur d'en faire l'épithalame, et à ses chartreux de Champmol d'en pleurer tellement qu'ils se mouchâssent dans leurs doigts. Ce que Claus Sluter sut parfaitement narrer dans la pierre, se rangeant, par provision, au rang des pleureurs.
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