lundi 17 octobre 2016

Quand la mer bergère m'appelle




René Duvillier. Les Javelots et la mer. 1962



Le jeune homme et la mer


La mer s’enfuyait devant lui
avec sa traîne de dentelles bruissantes
emportant ses bijoux ses voiles ses cailloux.

Il courut d’abord vivement
joyeusement, le vent du large
entrait dans ses poumons. Mais la frange d’écume
toujours courait un peu plus loin,
menu murmure d’ironie.

Comme un chasseur à la poursuite
d’une bête démesurée
il courut il courut longuement longuement
 jusqu’à perdre le souffle et gagner le délire.
Le soir était tombé. Vint la nuit. Mais les vagues
avaient continué leur fuite dans le vent.
 On eût dit que la mer
avait oublié sa coutume
son rythme son repos ses soupirs ses marées.
Alors il courut haletant,
le cœur sur le point de se rompre
le front près d’éclater, les pieds en sang.
Mais toujours mais toujours l’horizon reculait
et dans les astres se plongeait.

La nuit passa puis vint la première aube
une seconde nuit un second jour
et pendant douze jours et douze nuits
pour atteindre la mer il courut vainement.

Un soir cette plage sans fin
peu à peu descendant les rampes du soleil
l’entraîna jusqu’au fond des fosses bourdonnantes
d’un grand théâtre abandonné
où des foules de gens
en habits d’apparats couverts de coquillages
chantaient sans voix, dormant debout.

Quand les premiers accords sonnèrent dans l’orchestre,
alors la mer cessa de fuir devant cet homme
et sur lui referma lentement
sa robe immense et maternelle
et l’odeur de l’amour et le bruit des cailloux.

Jean Tardieu, Histoires obscures (1961), in « Le fleuve caché, Poésies : 1938-1961 », Poésie / Gallimard, p.232-233

  • Léo Ferré, La Mémoire et la mer, 1970







Liens :
   ¤ à propos de René Duvillier : https://fr.wikipedia.org/wiki/Ren%C3%A9_Duvillier
   ¤ R. Duvillier dans la collection d'André Breton : http://www.andrebreton.fr/work/56600100547700
   ¤ La Mémoire et la mer : https://fr.wikipedia.org/wiki/La_M%C3%A9moire_et_la_mer

2 commentaires:

  1. Belle surprise que cette apparition soudaine sur ton blog des magnifiques Javelots de la mer, qui m'ont toujours beaucoup impressionnée. Harmonieuse association avec le beau poème de Tardieu...

    RépondreSupprimer
  2. Je me souviens de Duvillier, de sa voix puissante, de ses doutes. Il se penchait sur la couleur, sa toile à plat sur le sol, maniant chiffons ou cotons imprégnés d'essence de préférence à la brosse. Aucune économie à faire sur la couleur, disait-il, il lui fallait la meilleure qualité, je me souviens de ses adages : et le geste, inlassablement, le geste juste, ample, auquel le corps croyait mais qui parfois laissait incertain l'esprit de l'homme, et le regard. Un jour, il me parla des anges, je ne sais plus pourquoi. Ou bien c'était à propos d'un épisode de son enfance, où à huit ou treize ans, le croup l'ayant laissé pour mourant, les chants des religieuses alentour l'avaient, croyait-il, rendu à la vie. Un autre jour, il parla des plinthes qu'il avait peintes en orange, c'est cette couleur qui manquait encore à sa maison. Je me souviens de sa jubilation, plus tard, lorsqu'il vit son nom inscrit dans le Larousse. Une joie de gosse, un rire sonore, comme s'il savait désormais pourquoi il avait misé toute sa vie sur la peinture, avec l'indéfectible soutien, à ses côtés, de sa compagne... René Duvillier, peintre.

    RépondreSupprimer