" L’écrivain hongrois Imre Kertész, Prix Nobel de littérature en 2002,
s’est éteint à l’aube, jeudi 31 mars, à son domicile de Budapest. "
( Le Monde,
& & &
" Ce qui est réellement irrationnel et qui n’a vraiment pas d’explication, ce n’est pas le mal, au contraire : c’est le bien." **
« Auschwitz,
même si cela sonne comme une sinistre plaisanterie, Auschwitz s’est avéré de ce
point de vue une entreprise carrément fructueuse, si bien que même si cela
vous ennuie, je vais vous raconter une histoire, et après, vous me
l’expliquerez si vous pouvez. Je serai bref, parce que je suis en présence de
vieux renards, et je dis des mots comme camp, hiver, transport de malades,
wagons à bestiaux, une seule portion de nourriture froide par tête bien que nul
ne sache combien de jours durera le voyage, la distribution des portions se
fait par groupes de dix, et moi, couché sur quelques planches clouées ensemble
en guise de brancard, je regarde fixement un homme, ou plutôt un squelette
qu’on appelait, je ne sais pas pourquoi, « monsieur l’instituteur »,
et qui avait ma portion, puis la montée dans les wagons, l’effectif n’est
jamais le bon, bien sûr, les cris, la confusion et un coup de pied, ensuite je
sens qu’on me soulève et qu’on me met devant un autre wagon, il y a longtemps
que je ne vois plus « monsieur l’instituteur » ni ma portion :
en voilà assez pour que vous imaginiez exactement la situation. Et aussi ce que
je ressentais : pour commencer, je n’avais pas pu donner à manger à mon éternel
bourreau, la faim, cet animal féroce et exigeant qui m’est étranger depuis
longtemps, et alors a rugi l’autre fauve, l’espoir, qui jusqu’alors n’avait
fait que me répéter dans un ronronnement sourd, étouffé, certes, mais constant,
qu’en dépit de tout, il y a toujours une chance de rester en vie. Mais comme je
n’avais pas reçu ma portion cela paraissait excessivement douteux, par
ailleurs, et je le constatais froidement, ma portion doublait exactement les
chances de « monsieur l’instituteur » – voilà pour ma portion, pensais-je, comment
dirais-je, sans grande joie mais avec d’autant plus de lucidité. Mais qu’est-ce
que je vois quelques minutes plus tard ? Criant et me cherchant
fébrilement des yeux, « monsieur l’instituteur » titube vers moi avec
dans la main une portion de nourriture froide, et dès qu’il me voit sur mon
brancard, il me la pose vite sur le ventre ; je voudrais dire quelque
chose et la surprise doit se lire sur mon visage parce que, bien qu’il regagne
sa place en courant – si on ne l’y trouve pas, on le tuera tout simplement -- ,
donc, l’indignation peinte clairement sur son petit visage qui se préparait
déjà à mourir, il me dit ; « Qu’est-ce que tu
t’imagines ?!... »
Imre Kertész, Kaddish pour l’enfant qui ne naitra pas,
trad. N. Zaremba-Huzsvai et Ch. Zeremba, Babel, p.53
Actes et paroles
« … expliquez-moi, si vous le pouvez, pourquoi il a fait ça. Mais
n’essayez pas de le faire avec des mots, parce que vous savez bien, vous aussi
que dans certaines circonstances, pour employer une image : à certaines
températures, les mots perdent leur consistance, leur contenu, leur
signification, tout simplement, ils s’anéantissent, si bien qu’à l’état gazeux,
seuls les actes, les actes nus font preuve d’un certain penchant pour la solidité,
il n’y a que les actes que nous puissions presque prendre dans nos mains et les
observer, comme un morceau de minéral muet, comme un cristal. »
Imre
Kertész, ibid. p. 55 ***
Ben 1993. Il faut se méfier des mots, rue de Belleville, Paris 20e **** |
A propos de la langue, du langage, des mots :
Imre Kertész écrivait par ailleurs, à propos de la langue dont il était fait usage par le parti au pouvoir dans la Hongrie communiste :
« … ces hommes [d’anciens dirigeants du parti] ont consacré leur vie à un mauvais usage du langage. Mais aussi, et c’est déjà plus grave, ils ont promu ce mauvais usage au rang de consensus. Après leur départ, ils ont laissé derrière eux des estropiés du mauvais usage de la langue qui ont à présent un besoin urgent de secours moraux, comme si, pareils à des lambeaux de papier, les mots qui ont perdu leur sens nous montraient d’un coup leurs blessures morales Où que je regarde, je vois cliqueter des prothèses morales, toquer des béquilles morales, rouler des fauteuils moraux. » ***Imre Kertész, Un autre, trad. N. Zaremba-Huzsvai et Ch. Zeremba, Actes Sud, p.13
… comme Victor Klemperer, linguiste, à propos de la corruption de la langue allemande sous le régime nazi :
« La langue ne se contente pas de poétiser et de penser à ma place,
elle dirige
aussi mes sentiments, elle régit tout mon être moral d’autant plus
naturellement que je m’en remets inconsciemment à elle. Et
qu’arrive-t-il si
cette langue cultivée est constituée d’éléments toxiques ou si l’on en a
fait
le vecteur de substances toxiques ? Les mots peuvent être comme de
minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils
semblent
ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se
fait
sentir »
Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich, trad. E. Guillot, Albin Michel,
Pocket, p.40
& & &
Notes :
* Imre Kertész, Être sans destin, trad. N. Zaremba-Huzsvai et Ch. Zeremba, Actes Sud,
p.277
** Imre Kertész, Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas,
trad. N. Zaremba-Huzsvai et Ch. Zeremba, Babel, p.53
*** Ben 93. Photo personnelle.
Liens :
- I. Kertész : http://www.lemonde.fr/disparitions/article/2016/03/31/l-ecrivain-hongrois-imre-kertesz-prix-nobel-de-litterature-est-mort_4892850_3382.html
- Voir d'autres liens dans le blog philofrance au nom de "Kertész": http://philofrance.blogspot.fr/search/label/Kert%C3%A9sz
- Ben, artiste : http://www.ben-vautier.com/
- Victor Klemperer, linguiste : https://fr.wikipedia.org/wiki/Victor_Klemperer
*** Ben 93. Photo personnelle.
Liens :
- I. Kertész : http://www.lemonde.fr/disparitions/article/2016/03/31/l-ecrivain-hongrois-imre-kertesz-prix-nobel-de-litterature-est-mort_4892850_3382.html
- Voir d'autres liens dans le blog philofrance au nom de "Kertész": http://philofrance.blogspot.fr/search/label/Kert%C3%A9sz
- Ben, artiste : http://www.ben-vautier.com/
- Victor Klemperer, linguiste : https://fr.wikipedia.org/wiki/Victor_Klemperer