Nous ne tenons jamais au temps présent. Nous rappelons
le passé; nous anticipons l'avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter
son cours, ou nous rappelons le passé pour l'arrêter comme trop prompt, si
imprudents que nous errons dans des temps qui ne sont point nôtres, et ne pensons
point au seul qui nous appartient, et si vains que nous songeons à ceux qui ne
sont plus rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. C'est que le
présent d'ordinaire nous blesse. Nous le cachons à notre vue parce qu'il
nous afflige, et s'il nous est agréable nous regrettons de le voir échapper.
Nous tâchons de le soutenir par l'avenir, et pensons à disposer les choses qui
ne sont pas en notre puissance pour un temps où nous n'avons aucune assurance
d'arriver.
Que chacun examine ses pensées. Il
les trouvera toutes occupées au passé ou à l'avenir. Nous ne pensons presque
point au présent, et, si nous y pensons ce n'est que pour en prendre la
lumière pour disposer de l'avenir. Le présent n'est jamais notre fin.
Le passé et le présent sont nos moyens;
le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons
de vivre, et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que
nous ne le soyons jamais. »
Quand tout à fait
sans m’y attendre, je me trouvais dans la sacristie de S. Zaccaria à Venise
devant le triptyque des madones de Giovanni Bellini, s’empara de moi le
sentiment : ici il y eut un instant de perfection et moi j’ai le privilège
de le contempler, des millénaires l’avaient préparé, des millénaires durant, il
ne reviendrait pas si l’on ne s’en emparait pas – l’instant où dans « l’équilibre fugace de
forces immenses » [1] l’univers a l’air de s’immobiliser
pour le temps d’un battement de cœur, afin de rendre possible une suprême
réconciliation de ses contradictions dans une œuvre humaine. Et ce que cette œuvre
humaine retient, c’est le présent
absolu en soi – pas un passé, pas un avenir, aucune promesse, aucune postérité,
qu’elle soit meilleure ou pire, pas le pré-apparaitre de quoi que ce soit, mais
l’apparaitre intemporel en soi.
Hans Jonas, Le Principe responsabilité (Das Prinzip Verantwortung), trad. Jean Greisch, Champs
essais p.409
Liens:
¤ sur Hans Jonas : https://fr.wikipedia.org/wiki/Hans_Jonas
¤ sur Le Principe responsabilité : https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Principe_responsabilit%C3%A9
¤ Das Prinzip Verantwortung : https://de.wikipedia.org/wiki/Das_Prinzip_Verantwortung
¤ A propos de La Sacra Conversazione de G. Bellini (photo personnelle) : https://it.wikipedia.org/wiki/Pala_di_San_Zaccaria
¤ Das Prinzip Verantwortung : https://de.wikipedia.org/wiki/Das_Prinzip_Verantwortung
¤ A propos de La Sacra Conversazione de G. Bellini (photo personnelle) : https://it.wikipedia.org/wiki/Pala_di_San_Zaccaria
[1] « Balance of colossal forces », c’est
ce que dit monsieur Stein dans le Lord
Jim de Joseph CONRAD, en lui désignant une œuvre d’art de la nature, un papillon rare d’une beauté
parfaite.[note de l'auteur]
Si présent et futur dépendaient du passé,
RépondreSupprimerPrésent et futur existeraient dans le passé.
Si présent et futur existaient dans le passé,
Comment présent et futur en dépendraient-ils ?
Sans dépendre du passé, tous deux n'existeront pas.
Par conséquent, le présent et le futur n'existent pas.
Sachez que cette même démarche s'applique aux deux autres temps.
A ce qui est supérieur, moyen, inférieur, ainsi qu'à l'unité.
On n'appréhende pas un temps variable, et puisqu'un temps variable
Ne peut être appréhendé, comment désignera-t-on un temps non appréhendé ?
Si le temps dépend des choses, comment existera-t-il en l'absence de choses ?
Si aucune chose n'existe, comment le temps existera-t-il ?
Nagarjuna (Ier-IIe siècles), Traité du Milieu, ch.19. Traduit du tibétain par Georges Driessens, sous la direction de Yonten Gyatso, Seuil, 1995.