Gregor* resta donc
provisoirement sur le plancher, d’autant qu’il pouvait craindre que, s’il avait
pris la fuite par les murs ou par le plafond, son père eût pu voir un
raffinement de méchanceté. Il dut cependant s’avouer bientôt qu’il ne tiendrait
pas longtemps à cette allure, car pendant que son père faisait un pas, il était
obligé d’exécuter toute une série de mouvements. Il commençait déjà à éprouver quelque
difficulté à respirer; ses poumons d’ailleurs, même dans les temps anciens,
n’avaient jamais été particulièrement dignes de confiance. Tandis qu’il
titubait de la sorte, rassemblant toutes ses forces pour la course, ouvrant à
peine les yeux, ne pesant plus, dans l’espèce de torpeur où il était, qu’il y
avait pour lui d’autres moyens de salut que la course, oubliant presque que les
murs étaient là à sa disposition, des murs à vrai dire encombrés de meubles
finement sculptés, pleins de dentelures et de pointes –, quelque chose
vola près de lui, un objet qu’on venait de lancer avec légèreté et qui se mit à
rouler à ses pieds. C’était une pomme; une deuxième la suivit aussitôt; Gregor resta
sur place, terrorisé; il était inutile de continuer à courir, car son père
avait résolu de le bombarder. Il avait vidé la coupe de fruits sur la crédence
et s’en était rempli les poches et il tirait, sans se soucier pour l’instant de
bien viser. Ces petites pommes rouges roulaient sur le sol comme si elles
étaient électrisées et allaient se cogner les unes contre les autres. Une pomme
mollement lancée effleura le dos de Gregor et glissa sans provoquer de dommages;
mais la suivante vint littéralement s’encastrer dans son dos; Gregor voulut se
traîner un peu plus loin, comme si l’épouvantable souffrance qui venait de le
surprendre pouvait s’atténuer par un changement de lieu; mais il se sentit
cloué sur place et vint s’étaler sur le plancher dans un complet désarroi de
tous ses sens.
* métamorphosé
en cancrelat
Franz Kafka, La Métamorphose [1], trad. Claude David,
Folio classique, p.123-124
Aus der Obstschale auf der Kredenz hatte er sich die Taschen gefüllt und warf nun, ohne vorläufig scharf zu zielen, Apfel für Apfel. Diese kleinen roten Äpfel rollten wie elektrisiert auf dem Boden herum und stießen aneinander. Ein schwach geworfener Apfel streifte Gregors Rücken, glitt aber unschädlich ab. Ein ihm sofort nachfliegender drang dagegen förmlich in Gregors Rücken ein; Gregor wollte sich weiterschleppen, als könne der überraschende unglaubliche Schmerz mit dem Ortswechsel vergehen; doch fühlte er sich wie festgenagelt und streckte sich in vollständiger Verwirrung aller Sinne.
* zu einem Ungeziefer verwandelt
Franz Kafka, Die Verwandlung (http://gutenberg.spiegel.de/buch/die-verwandlung-165/13)
MATIN D’HIVER
Chacun d’entre nous a cette fée qui accorde un vœu. Mais
rares sont ceux qui savent se souvenir du souhait qu’ils formulèrent ;
aussi, rares sont ceux qui reconnaissent plus tard dans leur propre vie leur
vœu exaucé. Je sais celui qui pour moi se réalisa et je ne veux pas dire qu’il
ait été plus malin que celui des enfants des contes de fées. Il se forma en moi
avec la lampe, lorsque, les petits matins d’hiver, à six heures et demie, elle
s’approchait de mon lit et projetait sur la couverture l’ombre de la bonne.
Celle-ci allumait le feu dans le poêle. Bientôt la flamme, comme reléguée dans
un tiroir beaucoup trop petit, où elle pouvait à peine remuer à cause du
charbon, me regardait. Et pourtant c’était quelque chose de si violent qui,
tout proche de moi, plus petit que moi, commençait là à s’installer et vers
lequel la bonne devait se pencher plus en avant que pour moi. Lorsque cette flamme
était alimentée, la bonne mettait une pomme à cuire dans le petit four du
poêle. Le treillage de la porte de la cheminée se dessinait bientôt dans un
vacillement rouge sur le parquet. Et il semblait à ma fatigue qu’elle en avait
assez pour le jour avec cette image. C’était toujours ainsi à cette heure :
seule la voix de la bonne troublait la cérémonie avec laquelle le matin d’hiver
avait coutume de me confier aux choses de ma chambre. La jalousie n’était pas
encore hissée lorsque je faisais déjà glisser pour la première fois le verrou
de la porte du poêle pour examiner la pomme dans son four. Quelquefois elle
avait à peine modifié son arôme. Je patientais alors jusqu’à ce que je crusse flairer l’odeur spumescente qui venait d’une
cellule de la journée d’hiver bien plus profonde et plus secrète encore que l’odeur
du sapin le soir de Noël. Le fruit était là, la pomme qui, familière et
pourtant métamorphosée comme un ami intime qui était parti en voyage, s’approchait de
moi. C’était le voyage à travers le sombre pays de la chaleur du poêle dont
elle avait tiré les arômes de toutes les choses que le jour me réservait. Aussi
n’était-il pas étonnant que, au moment où je réchauffais mes mains sur ses
joues luisantes, je fusse toujours pris d’une hésitation à la mordre. Je
devinais que le savoir éphémère qu’elle m’apportait dans son odeur pouvait bien
trop facilement m’échapper sur le chemin de ma langue. Ce savoir me donnait
parfois tant de cœur qu’il me consolait encore quand j’étais en route pour l’école.
Une fois que j’étais arrivé là-bas, il est vrai, au contact de mon banc, toute
la fatigue qui me paraissait enfuie revenait décuplée. Et avec elle ce souhait :
pouvoir dormir mon saoul. Je l’ai bien formulé mille fois et plus tard il fut
exaucé réellement. Pourtant il fallut longtemps avant que je le reconnaisse
exaucé, dans la vanité de tous mes espoirs d’avoir une situation et le pain
assuré.
Walter Benjamin, Enfance
berlinoise vers mil neuf cent, in Sens
unique précédé de Enfance berlinoise
[2]
10/18, Domaine étranger p.28-29
WINTERMORGEN
Walter Benjamin, Berliner Kindheit um 1900 ( http://gutenberg.spiegel.de/buch/berliner-kindheit- )um-neunzehnhundert-6571/2 )
[1] En allemand :
Die Verwandlung (1916)
[2] En allemand :
Berliner Kindheit um 1900 (1950)
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