"Je passe mes journées dans la
robe de chambre brumeuse de la fatigue."
I. Kertész *
« Pourquoi ne l'avoir pas gardée ? Elle était faite à moi; j'étais fait à
elle. Elle moulait tous les plis de mon corps sans le gêner; j'étais
pittoresque et beau. L'autre, roide, empesée, me mannequine. Il n'y avait aucun
besoin auquel sa complaisance ne se prêtât, car l'indigence est presque
toujours officieuse. Un livre était-il couvert de poussière, un de ses pans
s'offrait à l'essuyer. L'encre épaissie refusait-elle de couler de ma plume,
elle présentait le flanc. On y voyait tracés en longues raies noires les
fréquents services qu'elle m'avait rendus. Ces longues raies annonçaient le
littérateur, l'écrivain, l'homme qui travaille. A présent, j'ai l'air d'un
riche fainéant; on ne sait qui je suis.
Sous
son abri, je ne redoutais ni la maladresse d'un valet, ni la mienne; ni les
éclats du feu; ni la chute de l'eau. J'étais le maître absolu de ma vieille
robe de chambre; je suis devenu l'esclave de la nouvelle.
Le
dragon qui surveillait la toison d'or ne fut pas plus inquiet que moi. Le souci
m'enveloppe.
Le
vieillard passionné qui s'est livré, pieds et poings liés, aux caprices, à la
merci d'une jeune folle dit depuis le matin jusqu'au soir : Où est ma bonne,
mon ancienne gouvernante ? Quel démon m'obsédait le jour que je la chassai pour
celle-ci. Puis il pleure, il soupire.
Je ne
pleure pas; je ne soupire pas; mais à chaque instant je dis : Maudit soit celui
qui inventa l'art de donner du prix à l'étoffe commune en la teignant en
écarlate ! Maudit soit le précieux vêtement que je révère ! Où est mon ancien,
mon humble, mon commode lambeau de calemande ?
Mes
amis, gardez vos vieux amis. Mes amis, craignez l'atteinte de la richesse. Que
mon exemple vous instruise. La pauvreté a ses franchises; l'opulence a sa gêne.
Ô
Diogène, si tu voyais ton disciple sous le fastueux manteau d'Aristippe, comme
tu rirais ! Ô Aristippe, ce manteau fastueux fut payé par bien des bassesses !
Quelle comparaison de ta vie molle, rampante, efféminée, et de la vie libre et
ferme du cynique déguenillé ! J'ai quitté le tonneau où tu régnais, pour servir
sous un tyran.
Ce
n'est pas tout, mon ami. Écoutez les ravages du luxe, les suites d'un luxe
conséquent.
Ma
vieille robe de chambre était une avec les autres guenilles qui
m'environnaient. Une chaise de paille, une table de bois, une tapisserie de
Bergame, une planche de sapin qui soutenait quelques livres, quelques estampes
enfumées, sans bordure, clouées par les angles sur cette tapisserie; entre ces
estampes trois ou quatre plâtres suspendus formaient avec ma vieille robe de
chambre l'indigence la plus harmonieuse.
Tout
est désaccordé. Plus d'ensemble, plus d'unité, plus de beauté. »
Denis Diderot, Regrets
sur ma vieille robe de chambre, ou Avis à ceux qui ont plus de goût que de
fortune, Livre de Poche, Libretti, p.13-15
« Si je me rappelle ce vieux-là,
c'est qu'il me produisit à ce moment une certaine impression et que par lui je fus initié d’emblée
à quelques particularités de la salle. Atteint d'un fort rhume de
cerveau, il ne cessait d'éternuer (il ne fit que cela durant toute la semaine suivante)
même dans son sommeil; c'étaient de véritables salves de cinq à six coups, et chaque fois il
répétait consciencieusement : « Seigneur ! pitié pour moi, quelle punition ! » Dans ces moments-là il s'asseyait sur son lit et prisait avec avidité, en puisant son tabac dans un cornet de papier,
afin d’éternuer plus fort et plus méthodiquement. Il éternuait dans un mouchoir à carreaux qui lui appartenait en propre, tout déteint à force d’être lessivé. Son
petit nez se plissait d’une façon particulière, son visage se fronçait de petites rides sans nombre et il montrait des chicots
noirs dans des gencives rouges, gluantes de salive. Après avoir
éternué, il étalait son mouchoir, regardait attentivement les glaires copieusement ramassées, et aussitôt l'essuyait contre sa robe de chambre brune, de telle façon que les glaires demeuraient attachées au vêtement et que le mouchoir ne restait qu'à peine
humide. Cette ladrerie pour économiser un effet personnel aux dépens de ceux de l’hôpital ne soulevait aucune protestation de la part des autres malades, bien que l'un d’entre eux pût être obligé de porter après lui la même robe de chambre. Mais nos gens du peuple font preuve d'un manque de répugnance vraiment stupéfiant. Cela me crispa si fort qu'aussitôt je me mis involontairement à considérer avec dégoût et curiosité la robe de chambre que je venais d'endosser. »
F. M. Dostoïevski, Souvenirs de la maison des morts,
2ième partie, I, L'hôpital, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, trad. H. Mongault et L. Desormonts, p. 1082.
« Je sentais que ma vie avec Albertine n’était, pour une part, quand je
n’étais pas jaloux, qu’ennui, pour l’autre part, quand j’étais jaloux, que
souffrance. À supposer qu’il y eût du bonheur, il ne pouvait durer. J’étais
dans le même esprit de sagesse qui m’inspirait à Balbec, quand, le soir où nous
avions été heureux, après la visite de M
me de Cambremer, je voulais
la quitter, parce que je savais qu’à prolonger je ne gagnerais rien. Seulement,
maintenant encore, je m’imaginais que le souvenir que je garderais d’elle
serait comme une sorte de vibration, prolongée par une pédale, de la dernière
minute de notre séparation. Aussi je tenais à choisir une minute douce, afin
que ce fût elle qui continuât à vibrer en moi. Il ne fallait pas être trop
difficile, attendre trop, il fallait être sage. Et pourtant, ayant tant
attendu, ce serait folie de ne pas attendre quelques jours de plus, jusqu’à ce
qu’une minute acceptable se présentât, plutôt que de risquer de la voir partir
avec cette même révolte que j’avais autrefois quand maman s’éloignait de mon
lit sans me redire bonsoir, ou quand elle me disait adieu à la gare. À tout
hasard, je multipliais les gentillesses que je pouvais lui faire. Pour les
robes de Fortuny, nous nous étions enfin décidés pour une bleu et or doublée de
rose, qui venait d’être terminée. Et j’avais commandé tout de même les cinq
auxquelles elle avait renoncé avec regret, par préférence pour celle-là.
Pourtant, à la venue du printemps, deux mois ayant passé depuis ce que m’avait
dit sa tante, je me laissai emporter par la colère, un soir. C’était justement
celui où Albertine avait revêtu pour la première fois la robe de chambre bleu
et or de Fortuny qui, en m’évoquant Venise, me faisait plus sentir encore ce
que je sacrifiais pour elle, qui ne m’en savait aucun gré. Si je n’avais jamais
vu Venise, j’en rêvais sans cesse, depuis ces vacances de Pâques qu’encore
enfant j’avais dû y passer, et plus anciennement encore, par les gravures de
Titien et les photographies de Giotto que Swann m’avait jadis données à
Combray. La robe de Fortuny que portait ce soir-là Albertine me semblait comme
l’ombre tentatrice de cette invisible Venise. Elle était envahie
d’ornementation arabe, comme les palais de Venise dissimulés à la façon des
sultanes derrière un voile ajouré de pierres, comme les reliures de la
Bibliothèque Ambrosienne, comme les colonnes desquelles les oiseaux orientaux
qui signifient alternativement la mort et la vie, se répétaient dans le
miroitement de l’étoffe, d’un bleu profond qui, au fur et à mesure que mon
regard s’y avançait, se changeait en or malléable par ces mêmes transmutations
qui, devant la gondole qui s’avance, changent en métal flamboyant l’azur du
grand canal. Et les manches étaient doublées d’un rose cerise, qui est si
particulièrement vénitien qu’on l’appelle rose Tiepolo. »
Marcel Proust, La Prisonnière, Folio classique, p.379-380
Note :
* Imre Kertész, L'Ultime auberge, trad. N. Zaremba-Huzsvai et Ch. Zaremba, Actes Sud, p.216
Liens :
- Diderot : http://fr.wikipedia.org/wiki/Denis_Diderot
- Diderot à propos de Regrests sur ma vieille robe de chambre : http://fr.wikipedia.org/wiki/Regrets_sur_ma_vieille_robe_de_chambre
- Dostoïevski : http://fr.wikipedia.org/wiki/Fiodor_Dosto%C3%AFevski
- version téléchargeable de Souvenirs de la maison des morts : http://classiques.uqac.ca/classiques/dostoievski/souvenirs_maison_des_morts/souvenirs.html