Des asperges « à toutes les
sauces »
[...]
Quand Françoise, après avoir veillé à ce que mes parents
eussent tout ce qu’il leur fallait, remontait une première fois chez ma tante
pour lui donner sa pepsine et lui demander ce qu’elle prendrait pour déjeuner,
il était bien rare qu’il ne fallût pas donner déjà son avis ou fournir des
explications sur quelque événement d’importance :
– Françoise, imaginez-vous que Mme Goupil
est passée plus d’un quart d’heure en retard pour aller chercher sa sœur ;
pour peu qu’elle s’attarde sur son chemin cela ne me surprendrait point qu’elle
arrive après l’élévation.
– Hé ! il n’y aurait rien d’étonnant, répondait
Françoise.
– Françoise, vous seriez venue cinq minutes plus tôt,
vous auriez vu passer Mme Imbert qui tenait des asperges deux fois
grosses comme celles de la mère Callot ; tâchez donc de savoir par sa
bonne où elle les a eues. Vous qui, cette année, nous mettez des asperges à
toutes les sauces, vous auriez pu en prendre de pareilles pour nos voyageurs.
– Il n’y aurait rien d’étonnant qu’elles viennent de
chez M. le Curé, disait Françoise.
– Ah ! je vous crois bien, ma pauvre Françoise,
répondait ma tante en haussant les épaules. Chez M. le Curé ! Vous savez
bien qu’il ne fait pousser que de petites méchantes asperges de rien. Je vous
dis que celles-là étaient grosses comme le bras. Pas comme le vôtre, bien sûr,
mais comme mon pauvre bras qui a encore tant maigri cette année.
[...]
ASPERGES D'ARGENTEUIL. Les Annales n°1392 du 13 février 1910, p.XII. |
Une « maladie d’asperges »
[...]
On connaissait tellement bien tout le monde, à Combray,
bêtes et gens, que si ma tante avait vu par hasard passer un chien
« qu’elle ne connaissait point », elle ne cessait d’y penser et de
consacrer à ce fait incompréhensible ses talents d’induction et ses heures de
liberté.
« Ce sera le
chien de Mme Sazerat », disait Françoise, sans grande
conviction, mais dans un but d’apaisement et pour que ma tante ne se
« fende pas la tête ».
« Comme si je
ne connaissais pas le chien de Mme Sazerat ! » répondait
ma tante dont l’esprit critique n’admettait pas si facilement un fait.
« Ah ! ce
sera le nouveau chien que M. Galopin a rapporté de Lisieux.
– Ah ! à moins de ça.
– Il paraît que c’est une bête bien affable »,
ajoutait Françoise qui tenait le renseignement de Théodore, spirituelle comme
une personne, toujours de bonne humeur, toujours aimable, toujours quelque
chose de gracieux. C’est rare qu’une bête qui n’a que cet âge-là soit déjà si
galante. Madame Octave, il va falloir que je vous quitte, je n’ai pas le temps
de m’amuser, voilà bientôt dix heures, mon fourneau n’est seulement pas
éclairé, et j’ai encore à plumer mes asperges.
– Comment, Françoise, encore des asperges ! mais
c’est une vraie maladie d’asperges que vous avez cette année, vous allez en
fatiguer nos Parisiens !
– Mais non, madame Octave, ils aiment bien ça. Ils
rentreront de l’église avec de l’appétit et vous verrez qu’ils ne les mangeront
pas avec le dos de la cuiller.
– Mais à l’église, ils doivent y être déjà ; vous
ferez bien de ne pas perdre de temps. Allez surveiller votre déjeuner. »
[...]
L'objet du délit
[...]
Françoise trouvait pour servir sa volonté permanente de
rendre la maison intenable à tout domestique, des ruses si savantes et si
impitoyables que, bien des années plus tard, nous apprîmes que si cet été-là
nous avions mangé presque tous les jours des asperges, c’était parce que leur
odeur donnait à la pauvre fille de cuisine chargée de les éplucher des crises
d’asthme d’une telle violence qu’elle fut obligée de finir par s’en aller.
[...]
Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Folio Classique
successivement p.113, p.117-118 puis p.199
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Notes :
¤ ill. n°3 : huile sur toile d'E. Toussaint
Liens :
¤ l'asperge sur Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Asperge
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