21.7.07
Alexandre Hollan *
Quand ces tours de jardin de ma grand-mère avaient lieu
après dîner, une chose avait le pouvoir de la faire rentrer : c’était – à un
des moments où la révolution de sa promenade la ramenait périodiquement, comme
un insecte, en face des lumières du petit salon où les liqueurs étaient servies
sur la table à jeu – si ma grand-tante lui criait : « Bathilde !
viens donc empêcher ton mari de boire du cognac ! » Pour la taquiner,
en effet (elle avait apporté dans la famille de mon père un esprit si différent
que tout le monde la plaisantait et la tourmentait), comme les liqueurs étaient
défendues à mon grand-père, ma grand-tante lui en faisait boire quelques
gouttes. Ma pauvre grand-mère entrait, priait ardemment son mari de ne pas goûter
au cognac ; il se fâchait, buvait tout de même sa gorgée, et ma grand-mère
repartait, triste, découragée, souriante pourtant, car elle était si humble de
cœur et si douce que sa tendresse pour les autres et le peu de cas qu’elle
faisait de sa propre personne et de ses souffrances, se conciliaient dans son
regard en un sourire où, contrairement à ce qu’on voit dans le visage de
beaucoup d’humains, il n’y avait d’ironie que pour elle-même, et pour nous tous
comme un baiser de ses yeux qui ne pouvaient voir ceux qu’elle chérissait sans
les caresser passionnément du regard.
Marcel Proust, Du côté
de chez Swann, 1ière partie, Gallimard, Folio classique, p.59
Notes :
* Alexandre Hollan, Je suis ce que je vois. Notes sur la peinture et le dessin, 2006-2011, éd. Le temps qu'il fait, 2013, p.46
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