Il [Bergotte] mourut
dans les circonstances suivantes : une crise d’urémie assez légère était
cause qu’on lui avait prescrit le repos. Mais un critique ayant écrit que dans
la Vue de Delft de Ver Meer (prêté
par le musée de La Haye pour une exposition hollandaise), tableau qu’il adorait
et croyait connaître très bien, un petit pan de mur jaune (qu’il ne se
rappelait pas) était si bien peint, qu’il était, si on le regardait seul, comme
une précieuse œuvre d’art chinoise, d’une beauté qui se suffirait à elle-même,
Bergotte mangea quelques pommes de terre, sortit et entra à l’exposition. Dès
les premières marches qu’il eut à gravir, il fut pris d’étourdissements. Il
passa devant plusieurs tableaux et eut l’impression de la sécheresse et de
l’inutilité d’un art si factice, et qui ne valait pas les courants d’air et de
soleil d’un palazzo de Venise, ou d’une simple maison au bord de la mer. Enfin
il fut devant le Ver Meer, qu’il se rappelait plus éclatant, plus différent de
tout ce qu’il connaissait, mais où, grâce à l’article du critique, il remarqua
pour la première fois des petits personnages en bleu, que le sable était rose,
et enfin la précieuse matière du tout petit pan de mur jaune. Ses
étourdissements augmentaient ; il attachait son regard, comme un enfant à
un papillon jaune qu’il veut saisir, au précieux petit pan de mur. « C’est
ainsi que j’aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il
aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même
précieuse, comme ce petit pan de mur jaune. » Cependant la gravité de ses
étourdissements ne lui échappait pas. Dans une céleste balance lui
apparaissait, chargeant l’un des plateaux, sa propre vie, tandis que l’autre
contenait le petit pan de mur si bien peint en jaune. Il sentait qu’il avait
imprudemment donné le premier pour le second. « Je ne voudrais pourtant
pas, se disait-il, être pour les journaux du soir le fait divers de cette
exposition. »
Il se
répétait : « Petit pan de mur jaune avec un auvent, petit pan de mur
jaune. » Cependant il s’abattit sur un canapé circulaire ; aussi
brusquement il cessa de penser que sa vie était en jeu et, revenant à
l’optimisme, se dit : « C’est une simple indigestion que m’ont donnée
ces pommes de terre pas assez cuites, ce n’est rien. » Un nouveau coup
l’abattit, il roula du canapé par terre, où accoururent tous les visiteurs et
gardiens. Il était mort.
Marcel Proust,
La Prisonnière, Folio classique p.176
« J’ai constaté
que la venue de l’émotion pouvait se produire de deux façons différentes.
Premièrement, le choc, la surprise, l’émotion pure qui ne se verbalise pas. Par
exemple, ce qui m’a bouleversé, dans l’esquisse pour La Danse de Matisse, c’était le bleu, ce bleu-là. Cette tonalité de
bleu inventée par Matisse m’a bouleversé au point que ça m’a fait monter les
larmes aux yeux et que j’ai quitté la salle immédiatement et ne suis pas revenu,
car on ne pleure pas en public devant un tableau, on le peut chez soi mais pas
en public. C’est après, en réfléchissant sur cette qualité de bleu, que je me
suis dit que dedans il y a du rouge caché, et c’est ce rouge qui, depuis le
bleu, m’appelle. C’est mon sentiment, peut-être Matisse n’a-t-il pas mis de
rouge dans son bleu, en tout cas moi j’en ai vu. C’est donc le premier type d’émotion
que peut procurer la peinture, une surprise qui, en ce qui me concerne, est un
choc visuel coloriste. C’est le coloris qui me touche et qui m’appelle.»
Daniel Arasse, Histoires de peintures, France Culture/Denoël
(2005), p.20
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- Photos personnelles:
1/ Amsterdam, barraque à frites
2/ Vermeer, La Femme en bleu lisant la lettre (1662-1665), Huile sur toile, 46,6 × 39,1 cm, Rijksmuseum, Amsterdam.
3/ Henri Matisse, La Danse (1909), Museum of Modern Art, New York.
Liens :
¤ Vermeer : https://fr.wikipedia.org/wiki/Johannes_Vermeer
¤ Matisse : https://fr.wikipedia.org/wiki/Henri_Matisse
¤ Daniel Arasse, historien de l'art : https://fr.wikipedia.org/wiki/Daniel_Arasse
Actualité Vermeer :
- Exposition Vermeer et les maîtres de la peinture de genre du 22 Février 2017 au 22 Mai 2017, musée du Louvre, Paris. http://www.louvre.fr/expositions/vermeer-et-les-maitres-de-la-peinture-de-genre