mardi 28 février 2017

VERMEER : attention au mur !







   Il [Bergotte] mourut dans les circonstances suivantes : une crise d’urémie assez légère était cause qu’on lui avait prescrit le repos. Mais un critique ayant écrit que dans la Vue de Delft de Ver Meer (prêté par le musée de La Haye pour une exposition hollandaise), tableau qu’il adorait et croyait connaître très bien, un petit pan de mur jaune (qu’il ne se rappelait pas) était si bien peint, qu’il était, si on le regardait seul, comme une précieuse œuvre d’art chinoise, d’une beauté qui se suffirait à elle-même, Bergotte mangea quelques pommes de terre, sortit et entra à l’exposition. Dès les premières marches qu’il eut à gravir, il fut pris d’étourdissements. Il passa devant plusieurs tableaux et eut l’impression de la sécheresse et de l’inutilité d’un art si factice, et qui ne valait pas les courants d’air et de soleil d’un palazzo de Venise, ou d’une simple maison au bord de la mer. Enfin il fut devant le Ver Meer, qu’il se rappelait plus éclatant, plus différent de tout ce qu’il connaissait, mais où, grâce à l’article du critique, il remarqua pour la première fois des petits personnages en bleu, que le sable était rose, et enfin la précieuse matière du tout petit pan de mur jaune. Ses étourdissements augmentaient ; il attachait son regard, comme un enfant à un papillon jaune qu’il veut saisir, au précieux petit pan de mur. « C’est ainsi que j’aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune. » Cependant la gravité de ses étourdissements ne lui échappait pas. Dans une céleste balance lui apparaissait, chargeant l’un des plateaux, sa propre vie, tandis que l’autre contenait le petit pan de mur si bien peint en jaune. Il sentait qu’il avait imprudemment donné le premier pour le second. « Je ne voudrais pourtant pas, se disait-il, être pour les journaux du soir le fait divers de cette exposition. »
Il se répétait : « Petit pan de mur jaune avec un auvent, petit pan de mur jaune. » Cependant il s’abattit sur un canapé circulaire ; aussi brusquement il cessa de penser que sa vie était en jeu et, revenant à l’optimisme, se dit : « C’est une simple indigestion que m’ont donnée ces pommes de terre pas assez cuites, ce n’est rien. » Un nouveau coup l’abattit, il roula du canapé par terre, où accoururent tous les visiteurs et gardiens. Il était mort.
    Marcel Proust, La Prisonnière, Folio classique p.176





   « J’ai constaté que la venue de l’émotion pouvait se produire de deux façons différentes. Premièrement, le choc, la surprise, l’émotion pure qui ne se verbalise pas. Par exemple, ce qui m’a bouleversé, dans l’esquisse pour La Danse de Matisse, c’était le bleu, ce bleu-là. Cette tonalité de bleu inventée par Matisse m’a bouleversé au point que ça m’a fait monter les larmes aux yeux et que j’ai quitté la salle immédiatement et ne suis pas revenu, car on ne pleure pas en public devant un tableau, on le peut chez soi mais pas en public. C’est après, en réfléchissant sur cette qualité de bleu, que je me suis dit que dedans il y a du rouge caché, et c’est ce rouge qui, depuis le bleu, m’appelle. C’est mon sentiment, peut-être Matisse n’a-t-il pas mis de rouge dans son bleu, en tout cas moi j’en ai vu. C’est donc le premier type d’émotion que peut procurer la peinture, une surprise qui, en ce qui me concerne, est un choc visuel coloriste. C’est le coloris qui me touche  et qui m’appelle.»
   Daniel Arasse, Histoires de peintures, France Culture/Denoël (2005), p.20

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  • Photos personnelles
1/ Amsterdam, barraque à frites 
2/ Vermeer, La Femme en bleu lisant la lettre (1662-1665), Huile sur toile, 46,6 × 39,1 cm, Rijksmuseum, Amsterdam. 
3/ Henri Matisse, La Danse (1909), Museum of Modern Art, New York.

Liens :
   ¤ Daniel Arasse, historien de l'art : https://fr.wikipedia.org/wiki/Daniel_Arasse

Actualité Vermeer
 

lundi 20 février 2017

Caresser du regard.


   Le regard a besoin d'éléments à relier. Trouver un accord                                                                       fugitif, pour rester. Pour commencer à contempler.
21.7.07
Alexandre Hollan *




   Quand ces tours de jardin de ma grand-mère avaient lieu après dîner, une chose avait le pouvoir de la faire rentrer : c’était   à un des moments où la révolution de sa promenade la ramenait périodiquement, comme un insecte, en face des lumières du petit salon où les liqueurs étaient servies sur la table à jeu – si ma grand-tante lui criait : « Bathilde ! viens donc empêcher ton mari de boire du cognac ! » Pour la taquiner, en effet (elle avait apporté dans la famille de mon père un esprit si différent que tout le monde la plaisantait et la tourmentait), comme les liqueurs étaient défendues à mon grand-père, ma grand-tante lui en faisait boire quelques gouttes. Ma pauvre grand-mère entrait, priait ardemment son mari de ne pas goûter au cognac ; il se fâchait, buvait tout de même sa gorgée, et ma grand-mère repartait, triste, découragée, souriante pourtant, car elle était si humble de cœur et si douce que sa tendresse pour les autres et le peu de cas qu’elle faisait de sa propre personne et de ses souffrances, se conciliaient dans son regard en un sourire où, contrairement à ce qu’on voit dans le visage de beaucoup d’humains, il n’y avait d’ironie que pour elle-même, et pour nous tous comme un baiser de ses yeux qui ne pouvaient voir ceux qu’elle chérissait sans les caresser passionnément du regard.
   Marcel Proust, Du côté de chez Swann, 1ière partie, Gallimard, Folio classique, p.59


                                       


Notes :
   * Alexandre Hollan, Je suis ce que je vois. Notes sur la peinture et le dessin, 2006-2011, éd. Le temps qu'il fait, 2013, p.46