lundi 21 novembre 2016

L’éclat mortel de ses yeux ne cessait de me hanter




Louise Bourgeois, Eyes



   « D’obscures formes humaines se distinguaient au loin devant la sombre lisière de la forêt, et au bord du fleuve, deux figures de bronze, appuyées sur leurs hautes lances, se dressaient au soleil, portant sur la tête de fantastiques coiffures de peau tachetée, martiaux et immobiles, dans une attitude de statue. Et de long en large, sur la berge, lumineuse, une apparition de femme se mouvait, éclatante et sauvage.
« Elle marchait à pas mesurés, drapée dans une étoffe rayée et frangée, foulant à peine le sol d’un air d’orgueil, dans le tintement léger et le scintillement de ses ornements barbares. Elle portait la tête haute ; ses cheveux étaient coiffés en forme de casque ; elle avait des molletières de laiton jusqu’aux genoux, des brassards de fil de laiton jusqu’aux coudes, une tache écarlate sur sa joue basanée, d’innombrables colliers de perles de verre autour du cou, quantité de choses bizarres, de charmes, de dons de sorciers suspendus à son corps et qui étincelaient et remuaient à chacun de ses pas. Elle devait porter sur elle la valeur de plusieurs défenses d’éléphants ! Elle était sauvage et superbe, les yeux farouches, magnifique ; son allure délibérée avait quelque chose de sinistre et d’imposant. Et parmi le silence qui était subitement tombé sur ce mélancolique pays, l’immense sauvagerie, cette masse colossale de vie féconde et mystérieuse, semblait pensivement contempler cette femme, comme si elle y eût vu l’image même de son âme ténébreuse et passionnée.
   « Elle s’avança jusqu’à la hauteur du vapeur, s’arrêta et nous fit face. Son ombre s’allongea en travers des eaux. Sa désolation, sa douleur muette mêlée à la peur du dessein qu’elle sentait se débattre en elle, à demi formulé, prêtait à son visage un aspect tourmenté et tragique. Elle demeura à nous considérer sans un geste, avec l’air, – comme la sauvagerie elle-même, – de mûrir on ne sait quelle insondable intention. Une minute tout entière s’écoula et puis elle fit un pas en avant. Il y eut un tintement faible, un éclat de métal jaune, une ondulation dans ses draperies frangées et elle s’arrêta, comme si le cœur lui eût manqué. Le jeune homme près de moi grommela. Derrière mon dos les pèlerins chuchotaient. Elle nous regardait comme si sa vie eût dépendu de l’inflexible tension de son regard. Soudain elle ouvrit ses bras nus et les éleva, tout droit, au-dessus de sa tête, comme dans un irrésistible désir de toucher le ciel et en même temps l’obscurité agile s’élança sur la terre et se répandant au long du fleuve, enveloppa le vapeur dans une étreinte sombre. Un silence formidable était suspendu au-dessus de la scène.
    « Elle se détourna lentement, se mit à marcher en suivant la berge et rentra à gauche dans la brousse. Une fois seulement, avant de disparaître, elle tourna ses yeux étincelants vers nous. [... »]

   Joseph Conrad, Le cœur des ténèbres, trad. A. Ruyters, in « Jeunesse », L’Imaginaire Gallimard, p.215 à 217






  Pour la première fois en ce monde vil et misérable, je crus qu’un rayon de soleil illuminait ma vie.
   Hélas ! ce ne fut qu’un éclat passager, un météore. Il se manifesta sous les apparences d’une femme, d’un ange plutôt. La clarté qui l’environnait me permit d’entrevoir, rien qu’un instant, l’espace d’une seconde, toute la misère de mon existence, d’en comprendre aussi la grandeur et la beauté. Mais cette lueur se perdit bientôt dans le gouffre des ténèbres où elle devait fatalement disparaitre. Non, je n’ai su retenir ce rayon fugitif.
   Depuis trois mois, non, deux mois et quatre jours, j’avais perdu sa trace… Pourtant le souvenir de ses yeux magiques, de l’éclat mortel de ses yeux ne cessait de me hanter. Comment l’oublier, Elle, si étroitement liée à mon existence ?
   Non, je ne révélerai jamais son nom : silhouette éthérée, svelte, vaporeuse, avec deux yeux immenses, étonnés, éclatants, aux profondeurs desquels ma vie se consumait lentement, douloureusement. Elle n’a pas d’attaches avec ce monde vil et féroce. Non, il ne faut pas que je souille son nom du contact des choses terrestres.

   Sadegh Hedayat, La Chouette aveugle, trad. Roger Lescot, José Corti, p.26-27



René DUVILLIER . Le Regard
 


   "Dark human shapes could be made out in the distance, flitting indistinctly against the gloomy border of the forest, and near the river two bronze figures, leaning on tall spears, stood in the sunlight under fantastic headdresses of spotted skins, warlike and still in statuesque repose. And from right to left along the lighted shore moved a wild and gorgeous apparition of a woman.
"She walked with measured steps, draped in striped and fringed cloths, treading the earth proudly, with a slight jingle and flash of barbarous ornaments. She carried her head high; her hair was done in the shape of a helmet; she had brass leggings to the knee, brass wire gauntlets to the elbow, a crimson spot on her tawny cheek, innumerable necklaces of glass beads on her neck; bizarre things, charms, gifts of witch-men, that hung about her, glittered and trembled at every step. She must have had the value of several elephant tusks upon her. She was savage and superb, wild-eyed and magnificent; there was something ominous and stately in her deliberate progress. And in the hush that had fallen suddenly upon the whole sorrowful land, the immense wilderness, the colossal body of the fecund and mysterious life seemed to look at her, pensive, as though it had been looking at the image of its own tenebrous and passionate soul.
   "She came abreast of the steamer, stood still, and faced us. Her long shadow fell to the water's edge. Her face had a tragic and fierce aspect of wild sorrow and of dumb pain mingled with the fear of some struggling, half-shaped resolve. She stood looking at us without a stir and like the wilderness itself, with an air of brooding over an inscrutable purpose. A whole minute passed, and then she made a step forward. There was a low jingle, a glint of yellow metal, a sway of fringed draperies, and she stopped as if her heart had failed her. The young fellow by my side growled. The pilgrims murmured at my back. She looked at us all as if her life had depended upon the unswerving steadiness of her glance. Suddenly she opened her bared arms and threw them up rigid above her head, as though in an uncontrollable desire to touch the sky, and at the same time the swift shadows darted out on the earth, swept around on the river, gathering the steamer into a shadowy embrace. A formidable silence hung over the scene.
   "She turned away slowly, walked on, following the bank, and passed into the bushes to the left. Once only her eyes gleamed back at us in the dusk of the thickets before she disappeared.
  
   Joseph Conrad, Heart of Darkness (à lire en anglais : http://www.gutenberg.org/cache/epub/526/pg526-images.html )


        & & &

Notes :
   ¤ 1ière photo : Louise Bougeois, Eyes, granite (1995), Battery Park, New York (photo pers.)
   ¤ 3e photo : René Duvillier, Le Regard, 1966 Huile sur toile. 89 x 116 cm
Liens :
   ¤ Louise Bourgeois (Paris 1911 - New York 2010) : https://fr.wikipedia.org/wiki/Louise_Bourgeois_(plasticienne)
   ¤ A propos du roman Au cœur des ténèbres : https://fr.wikipedia.org/wiki/Au_c%C5%93ur_des_t%C3%A9n%C3%A8bres

1 commentaire:

  1. La deuxième image ne proviendrait-elle pas de la manifestation "Fabricatango" à La Rochelle, édition 2016 ? Une danseuse furtive, inconnue au programme, s'y métamorphosait devant nous en une créature étrange, les mains, les yeux, en effet, les pieds aussi saisis de soudains retournements, de jaillissements, soubresauts déchirants, repoussements du monde, muets appels... Tout le monde, je m'en souviens, n'était pas entré dans son jeu. Mais s'il s'était agi d'un jeu ! C'était pour moi un drame, et lorsque la mystérieuse artiste a filé, je restai frustré de la conversation profonde qui malgré moi s'était engagée, et qui hélas ! n'aurait jamais ni suite ni conclusion.

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