Louise Bourgeois, Eyes |
« D’obscures formes humaines se distinguaient au loin devant la sombre
lisière de la forêt, et au bord du fleuve, deux figures de bronze, appuyées sur
leurs hautes lances, se dressaient au soleil, portant sur la tête de
fantastiques coiffures de peau tachetée, martiaux et immobiles, dans une
attitude de statue. Et de long en large, sur la berge, lumineuse, une
apparition de femme se mouvait, éclatante et sauvage.
« Elle
marchait à pas mesurés, drapée dans une étoffe rayée et frangée, foulant à
peine le sol d’un air d’orgueil, dans le tintement léger et le scintillement de
ses ornements barbares. Elle portait la tête haute ; ses cheveux étaient
coiffés en forme de casque ; elle avait des molletières de laiton
jusqu’aux genoux, des brassards de fil de laiton jusqu’aux coudes, une tache
écarlate sur sa joue basanée, d’innombrables colliers de perles de verre autour
du cou, quantité de choses bizarres, de charmes, de dons de sorciers suspendus
à son corps et qui étincelaient et remuaient à chacun de ses pas. Elle devait
porter sur elle la valeur de plusieurs défenses d’éléphants ! Elle était
sauvage et superbe, les yeux farouches, magnifique ; son allure délibérée
avait quelque chose de sinistre et d’imposant. Et parmi le silence qui était
subitement tombé sur ce mélancolique pays, l’immense sauvagerie, cette masse
colossale de vie féconde et mystérieuse, semblait pensivement contempler cette
femme, comme si elle y eût vu l’image même de son âme ténébreuse et passionnée.
« Elle s’avança jusqu’à la hauteur du vapeur, s’arrêta et nous fit face.
Son ombre s’allongea en travers des eaux. Sa désolation, sa douleur muette
mêlée à la peur du dessein qu’elle sentait se débattre en elle, à demi formulé,
prêtait à son visage un aspect tourmenté et tragique. Elle demeura à nous
considérer sans un geste, avec l’air, – comme la sauvagerie elle-même, – de
mûrir on ne sait quelle insondable intention. Une minute tout entière s’écoula
et puis elle fit un pas en avant. Il y eut un tintement faible, un éclat de
métal jaune, une ondulation dans ses draperies frangées et elle s’arrêta, comme
si le cœur lui eût manqué. Le jeune homme près de moi grommela. Derrière mon
dos les pèlerins chuchotaient. Elle nous regardait comme si sa vie eût dépendu
de l’inflexible tension de son regard. Soudain elle ouvrit ses bras nus et les
éleva, tout droit, au-dessus de sa tête, comme dans un irrésistible désir de
toucher le ciel et en même temps l’obscurité agile s’élança sur la terre et se
répandant au long du fleuve, enveloppa le vapeur dans une étreinte sombre. Un
silence formidable était suspendu au-dessus de la scène.
« Elle se détourna lentement, se mit à marcher en suivant la berge et
rentra à gauche dans la brousse. Une fois seulement, avant de disparaître, elle
tourna ses yeux étincelants vers nous. [... »]
Joseph Conrad, Le
cœur des ténèbres, trad. A. Ruyters, in « Jeunesse »,
L’Imaginaire Gallimard, p.215 à 217
Pour la première fois en ce monde vil et
misérable, je crus qu’un rayon de soleil illuminait ma vie.
Hélas ! ce ne fut qu’un éclat
passager, un météore. Il se manifesta sous les apparences d’une femme, d’un
ange plutôt. La clarté qui l’environnait me permit d’entrevoir, rien qu’un
instant, l’espace d’une seconde, toute la misère de mon existence, d’en
comprendre aussi la grandeur et la beauté. Mais cette lueur se perdit bientôt
dans le gouffre des ténèbres où elle devait fatalement disparaitre. Non, je
n’ai su retenir ce rayon fugitif.
Depuis trois mois, non, deux mois et
quatre jours, j’avais perdu sa trace… Pourtant le souvenir de ses yeux
magiques, de l’éclat mortel de ses yeux ne cessait de me hanter. Comment l’oublier,
Elle, si étroitement liée à mon existence ?
Non, je ne révélerai jamais son
nom : silhouette éthérée, svelte, vaporeuse, avec deux yeux immenses,
étonnés, éclatants, aux profondeurs desquels ma vie se consumait lentement,
douloureusement. Elle n’a pas d’attaches avec ce monde vil et féroce. Non, il
ne faut pas que je souille son nom du contact des choses terrestres.
René DUVILLIER . Le Regard |
"Dark
human shapes could be made out in the distance, flitting indistinctly against
the gloomy border of the forest, and near the river two bronze figures, leaning
on tall spears, stood in the sunlight under fantastic headdresses of spotted
skins, warlike and still in statuesque repose. And from right to left along the
lighted shore moved a wild and gorgeous apparition of a woman.
"She walked with measured steps, draped in striped and fringed
cloths, treading the earth proudly, with a slight jingle and flash of barbarous
ornaments. She carried her head high; her hair was done in the shape of a
helmet; she had brass leggings to the knee, brass wire gauntlets to the elbow,
a crimson spot on her tawny cheek, innumerable necklaces of glass beads on her
neck; bizarre things, charms, gifts of witch-men, that hung about her,
glittered and trembled at every step. She must have had the value of several
elephant tusks upon her. She was savage and superb, wild-eyed and magnificent;
there was something ominous and stately in her deliberate progress. And in the
hush that had fallen suddenly upon the whole sorrowful land, the immense
wilderness, the colossal body of the fecund and mysterious life seemed to look
at her, pensive, as though it had been looking at the image of its own
tenebrous and passionate soul.
"She came abreast of the steamer, stood still, and faced us. Her
long shadow fell to the water's edge. Her face had a tragic and fierce aspect
of wild sorrow and of dumb pain mingled with the fear of some struggling,
half-shaped resolve. She stood looking at us without a stir and like the
wilderness itself, with an air of brooding over an inscrutable purpose. A whole
minute passed, and then she made a step forward. There was a low jingle, a
glint of yellow metal, a sway of fringed draperies, and she stopped as if her
heart had failed her. The young fellow by my side growled. The pilgrims
murmured at my back. She looked at us all as if her life had depended upon the
unswerving steadiness of her glance. Suddenly she opened her bared arms and
threw them up rigid above her head, as though in an uncontrollable desire to
touch the sky, and at the same time the swift shadows darted out on the earth,
swept around on the river, gathering the steamer into a shadowy embrace. A
formidable silence hung over the scene.
"She turned away slowly, walked on, following the bank, and passed
into the bushes to the left. Once only her eyes gleamed back at us in the dusk
of the thickets before she disappeared.
Joseph Conrad, Heart of Darkness (à lire en anglais : http://www.gutenberg.org/cache/epub/526/pg526-images.html )
& & &
Notes :
¤ 1ière
photo : Louise Bougeois, Eyes, granite (1995), Battery Park, New York (photo pers.)
¤ 3e photo : René Duvillier, Le Regard, 1966 Huile sur toile. 89 x 116 cm
Liens :
¤ Louise Bourgeois (Paris 1911 - New York 2010) : https://fr.wikipedia.org/wiki/Louise_Bourgeois_(plasticienne)
¤ A propos du roman Au cœur des ténèbres : https://fr.wikipedia.org/wiki/Au_c%C5%93ur_des_t%C3%A9n%C3%A8bres
La deuxième image ne proviendrait-elle pas de la manifestation "Fabricatango" à La Rochelle, édition 2016 ? Une danseuse furtive, inconnue au programme, s'y métamorphosait devant nous en une créature étrange, les mains, les yeux, en effet, les pieds aussi saisis de soudains retournements, de jaillissements, soubresauts déchirants, repoussements du monde, muets appels... Tout le monde, je m'en souviens, n'était pas entré dans son jeu. Mais s'il s'était agi d'un jeu ! C'était pour moi un drame, et lorsque la mystérieuse artiste a filé, je restai frustré de la conversation profonde qui malgré moi s'était engagée, et qui hélas ! n'aurait jamais ni suite ni conclusion.
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