Ce soir-là, il errait au hasard tout
en regardant dans les vitrines colorées les mannequins de cire, toutes ces
femmes roses superbement vêtues. Pour la première fois, il se rendait compte à
quel point la ville était morte. Il se tira une bière pression et se mit à
sangloter doucement.
« Bon sang, dit-il, je suis vraiment tout seul. »
Il entra à L’Élite pour se projeter un film,
se distraire de son isolement, la salle vide était caverneuse comme une tombe ;
des fantômes gris et noir rampaient sur le vaste écran. Frissonnant, il s’empressa
de quitter ce lieu hanté.
Ayant décidé de rentrer chez lui, il s’engageait,
presque au pas de course, dans une rue latérale, lorsqu’il entendit une
sonnerie de téléphone.
Il tendit l’oreille.
« Tiens, le téléphone qui sonne chez
quelqu’un. »
Sans s’attarder, il poursuivit sa route.
« Quelqu’un devrait répondre »,
songea-t-il.
Distraitement, il s’assit au bord du
trottoir pour ôter un gravillon de sa chaussure.
« Quelqu’un ! hurla-t-il en se
relevant d’un bond. Moi, plutôt ! Bon Dieu, qu’est-ce qui me prend ? »
Il pivota d’un bloc. Quelle maison ? Celle-là !
Il fonça à travers la pelouse, grimpa les
marches, entra, se rua dans un couloir sombre.
Il empoigna le combiné.
« Allô ! » cria-t-il.
Bzzzzzzzzzzzzz
« Allô, allô ! ».
On
avait raccroché.
« Allô ! » brailla-t-il, et
il reposa violemment le combiné.
« Espèce d’imbécile, s’injuria-t-il.
Rester assis sur le trottoir, pauvre idiot ! Sinistre crétin que tu es ! »
Il étreignit le combiné.
« Allez, sonne encore ! Allez ! »
Il n’avait jamais pensé qu’il pouvait rester
d’autres individus sur Mars. De toute la semaine il n’avait vu personne. Il s’était
imaginé que toutes les autres villes étaient aussi désertes que celle-ci.
A présent, l’œil rivé à ce maudit petit appareil
noir, il tremblait. Toutes les villes martiennes étaient reliées par l’automatique.
De laquelle des trente cités venait l’appel ?
Mystère.
Ray Bradbury,
Décembre 2036, Les villes muettes in Chroniques
martiennes (1950), trad. J. Chambon et H. Robillot, « Romans et nouvelles »,
Denoël, Lunes d’encre, p.434-435
Mémoire morte
Près des lambris dorés des bureauxoù les corridors filent dans les miroirs sans finchaque porte, chaque piliercache un tueur qui s’ennuie et bâille:le temps est long et le gage est mince.Cependant au-dehors dans l’ombre des immeublesplus d’un portail abrite de la pluieune femme debout brillante comme une vitrinequi regarde avec des yeux vides.– Allô!... – Oui c’est moi!... – Il est temps!...– Écoutez… Où êtes-vous?... Où êtes-vous?...– Qui parle?... qui est là?...Je n’entends pas!...La mer a roulé par ces avenues;demain le sable sous le pas des caravanes.Alors l’archéologue dans les rochesconfondra nos siècles et nos jourset la conque d’un téléphone rouilléne lui livrera aucun secretsur le bourdonnement de nos paroles.Jean Tardieu, Histoires obscures (1961), in “Le fleuve caché, Poésies: 1938-1961”, Poésie Gallimard, p.234
- Francis Poulenc : La Voix Humaine (1958)
Vidéo : une très belle interprétation par l'Ensemble Orchestral de Paris.https://www.youtube.com/watch?v=Z_iwFtoOrqk.
- A la baguette, Juraj Valčuha :: https://fr.wikipedia.org/wiki/Juraj_Val%C4%8Duha
- Soprano, Karen Vourc'h : https://fr.wikipedia.org/wiki/Karen_Vourc'h
- Francis Poulenc (1899-1963) : http://www.poulenc.fr/
enregistrement, Cité de la Musique, 20 septembre 2011.
Liens :
¤ Ray Bradbury (1920-2012) : https://fr.wikipedia.org/wiki/Ray_Bradbury
¤ Jean Tardieu (1903-1995): https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_Tardieu
Des images intenses qui introduisent à l'inquiétante étrangeté.
RépondreSupprimerAmbiance sonore de la lumière.
Des photos qui semblent demander: "Qui est là?"
Allô ? Hello ! T'es où ? C'était qui ? C'était personne. Comment personne ? Je t'ai entendu parler. Parler pour dire quoi ? Parler à quelqu'un. Il ne m'a pas dit où il était. Il n'avait rien à dire, et moi non plus. C'était pour appeler. Il ou elle ? Comment savoir, j'ai l'impression qu'on déguisait sa voix. On : une voix humaine donc ? A vérifier. Quand quelqu'un ne se présente pas, on ne sait même pas si c'est quelqu'un ou non. Et si c'est non ? Si c'est non, on raccroche. C'est ce que tu as fait. Non.Tu n'as pas raccroché ? Je n'avais même pas décroché. J'ai imité la sonnerie, et j'ai fait celui qui reçoit un appel bidon, un appel qui n'est pas un appel. C'est un vrai scénario, ton truc, Francis. Tu devrais en faire un opéra. Tiens, c'est une idée. Je m'y mets tout de suite.
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