vendredi 6 février 2015

D'ombres et de fantômes





       

            J’ai tant rêvé de toi

J’ai tant rêvé de toi que tu perds ta réalité,
Est-il encore temps d’atteindre ce corps vivant et de baiser sur cette
       bouche la naissance de la voix qui m’est chère ?
J’ai tant rêvé de toi que mes bras habitués en étreignant ton ombre à se
       croiser sur ma poitrine ne se plieraient pas au contour de ton corps,
       peut-être.
Et que, devant l’apparence réelle de ce qui me hante et me gouverne
       depuis des jours et des années je deviendrais une ombre sans doute,
Ô balances sentimentales.
J’ai tant rêvé de toi qu’il n’est plus temps sans doute que je m’éveille.
       Je dors debout, le corps exposé à toutes les apparences de la vie et
       de l’amour et toi, la seule qui compte aujourd’hui pour moi, je
       pourrais moins toucher ton front et tes lèvres que les premières
       lèvres et le premier front venu.
J’ai tant rêvé de toi, tant marché, parlé, couché avec ton fantôme qu’il ne
       me reste plus peut-être, et pourtant, qu’à être fantôme parmi les
       fantômes et plus ombre cent fois que l’ombre qui se promène et se
       promènera allègrement sur le cadran solaire de ta vie.
        Robert Desnos, Corps et biens. A la mystérieuse. 1926. Œuvres, Quarto Gallimard p.539



  • Hélas, ce fantôme-là, ce fut lui que j'aperçus . . . *


    « J'étais désolé de ne pas avoir dit adieu à Saint-Loup **, mais je partis tout de même, car mon seul souci était de retourner auprès de ma grand-mère : jusqu'à ce jour, dans cette petite ville, quand je pensais à ce que ma grand-mère faisait seule, je me la représentais telle qu'elle était avec moi, mais en me supprimant, sans tenir compte des effets sur elle de cette suppression ; maintenant, j'avais à me délivrer au plus vite, dans ses bras, du fantôme, insoupçonné jusqu'alors et soudain évoqué par sa voix, d'une grand-mère réellement séparée de moi, résignée, ayant, ce que je ne lui avais encore jamais connu, un âge, et qui venait de recevoir une lettre de moi dans l'appartement vide où j'avais déjà imaginé Maman quand j'étais parti pour Balbec.
   Hélas, ce fantôme-là, ce fut lui que j'aperçus quand, entré au salon sans que ma grand-mère fût avertie de mon retour, je la trouvai en train de lire. J'étais là, ou plutôt je n'étais pas encore là puisqu'elle ne le savait pas, et, comme une femme qu'on surprend en train de faire un ouvrage qu'elle cachera si on entre, elle était livrée à des pensées qu'elle n'avait jamais montrées devant moi. De moi – par ce privilège qui ne dure pas et où nous avons, pendant le court instant du retour, la faculté d'assister brusquement à notre propre absence – il n'y avait là que le témoin, l'observateur, en chapeau et manteau de voyage, l'étranger qui n'est pas de la maison, le photographe qui vient prendre un cliché des lieux qu'on ne reverra plus. Ce qui, mécaniquement, se fit à ce moment dans mes yeux quand j'aperçus ma grand-mère, ce fut bien une photographie. Nous ne voyons jamais les êtres chéris que dans le système animé, le mouvement perpétuel de notre incessante tendresse, laquelle, avant de laisser les images que nous présente leur visage arriver jusqu'à nous, les prend dans son tourbillon, les rejette sur l'idée que nous nous faisons d'eux depuis toujours, les fait adhérer à elle, coïncider avec elle. Comment, puisque le front, les joues de ma grand-mère, je leur faisais signifier ce qu'il y avait de plus délicat et de plus permanent dans son esprit, comment, puisque tout regard habituel est une nécromancie et chaque visage qu'on aime, le miroir du passé, comment n'en eussé-je pas omis ce qui en elle avait pu s'alourdir et changer, alors que, même dans les spectacles les plus indifférents de la vie, notre œil, chargé de pensée, néglige, comme ferait une tragédie classique, toutes les images qui ne concourent pas à l'action et ne retient que celles qui peuvent en rendre intelligible le but ? Mais qu'au lieu de notre œil, ce soit un objectif purement matériel, une plaque photographique, qui ait regardé, alors ce que nous verrons, par exemple dans la cour de l'Institut, au lieu de la sortie d'un académicien qui veut appeler un fiacre, ce sera sa titubation, ses précautions pour ne pas tomber en arrière, la parabole de sa chute, comme s'il était ivre ou que le sol fût couvert de verglas. Il en est de même quand quelque cruelle ruse du hasard empêche notre intelligente et pieuse tendresse d'accourir à temps pour cacher à nos regards ce qu'ils ne doivent jamais contempler, quand elle est devancée par eux qui, arrivés les premiers sur place et laissés à eux-mêmes, fonctionnent mécaniquement à la façon de pellicules, et nous montrent, au lieu de l'être aimé qui n'existe plus depuis longtemps mais dont elle n'avait jamais voulu que la mort nous fût révélée, l'être nouveau que cent fois par jour elle revêtait d'une chère et menteuse ressemblance. Et, comme un malade qui, ne s'étant pas regardé depuis longtemps et composant à tout moment le visage qu'il ne voit pas d'après l'image idéale qu'il porte de soi-même dans sa pensée, recule en apercevant dans une glace, au milieu d'une figure aride et déserte, l'exhaussement oblique et rose d'un nez gigantesque comme une pyramide d'Égypte, moi pour qui ma grand-mère c'était encore moi-même, moi qui ne l'avais jamais vue que dans mon âme, toujours à la même place du passé, à travers la transparence des souvenirs contigus et superposés, tout d'un coup, dans notre salon qui faisait partie d'un monde nouveau, celui du Temps, celui où vivent les étrangers dont on dit « il vieillit bien », pour la première fois et seulement pour un instant car elle disparut bien vite, j'aperçus sur le canapé, sous la lampe, rouge, lourde et vulgaire, malade, rêvassant, promenant au-dessus d'un livre des yeux un peu fous, une vieille femme accablée que je ne connaissais pas. »

 * la scène a lieu après que le narrateur a eu pour la première fois une conversation téléphonique avec sa grand mère
 ** le narrateur de la Recherche a rejoint son ami Robert de Saint-Loup, militaire de carrière, à Doncières, ville où est cantonné son régiment

   Marcel Proust. Le Côté de Guermantes I. Gallimard. Folio classique p.132 sq




  • Marcel Proust. Retranscription audio de l'interview que Marcel Proust a donnée au journal " Le Temps" le 13 novembre 1913 à propos de son roman.                                                               


  •   François Béranger chante Pour ma grand-mère



Liens:
  - personnages de A la Recherche du temps perdu : http://proust-personnages.fr/?page_id=1319
  - interview de Marcel Proust en 1913 : https://www.youtube.com/watch?v=dhoqSH-VPaQ
  - François Béranger, Pour ma grand-mère, paroles : http://www.frmusique.ru/texts/b/beranger_francois/pourmagrandmere.htm

1 commentaire:

  1. Plaisir absolu de relire ces textes éclairés à la lumière fantomatique des photos. Quel beau choix! Je reviendrai souvent sur cette page me ressourcer à la poésie du regard.

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