dimanche 15 février 2015

Quand la bête fait l'écrivain




  
   "One often hears of writers that rise and swelle with their subject, though it may seem but an ordinarys one."












  
    « Fréquemment on entend parler d’auteurs qui se gonflent et s’enflent de leur sujet, lequel pourtant paraît bien n’être que fort mince et banal. Mais comment cela pourrait-il m’arriver, à moi qui écris sur le léviathan ? Mon écriture, malgré moi, s’étale en caractères d’affiche, toutes mes lettres sont majuscules. A moi, les plumes de condor ! et le cratère du Vésuve comme encrier ! … Oh ! mes amis, retenez-moi le bras ! car de vouloir seulement consigner mes pensées sur ce léviathan, j’en suis exténué et je défaille au déploiement de leur formidable envergure, dont l’étendue veut embrasser le cercle entier de toutes sciences, et les cycles des générations des mastodontes de toutes sortes, baleines et humains passés, présents et futurs, et la révolution complète de tous les panoramas des empires successifs et transitoires de la terre, et l’univers, l’univers tout entier, et encore ses banlieues ! Telle est, et si magnifiante, la vertu d’un sujet grandiose et généreux ! Il nous entraine à sa mesure. Choisissez un sujet puissant si vous voulez écrire un ouvrage puissant. Jamais aucun volume ni majeur ni durable ne sera écrit sur la puce, quels et aussi nombreux que soient tous ceux qui auront pu s’y essayer.»

   Herman Melville,  Moby Dick, chap. CIV, « La baleine fossile », 1851. Trad. Armel Guerne, Phébus libretto  p.642






   Als Gregor Samsa eines Morgens aus unruhigen Träumen erwachte, fand er sich in seinem Bett zu einem ungeheueren Ungeziefer verwandelt. 
 
    « Un matin, au sortir d’un rêve agité, Gregoire Samsa s’éveilla transformé dans son lit en une véritable vermine. Il était couché sur le dos, un dos dur comme une cuirasse, et, en levant un peu la tête, il s’aperçut qu’il avait un ventre brun en forme de voute divisé par des nervures arquées. La couverture, à peine retenue par le sommet de cet édifice, était près de tomber complètement, et les pattes de Grégoire, pitoyablement minces pour son gros corps, papillotaient devant ses yeux.
   « Que m’est-il arrivé ? » pensa-t-il. Ce n’était pourtant pas un rêve ; sa chambre, une vraie chambre d’homme, quoique un peu petite à vrai dire, se tenait bien sage entre ses quatre murs habituels. Au-dessus de la table  où s’étalait sa collection d’échantillons de tissus – Grégoire était voyageur de commerce – on pouvait toujours voir la gravure qu’il avait découpée récemment dans un magazine et entourée d’un joli cadre doré. Cette image représentait une dame assise bien droit, avec une toque et un tour de cou en fourrure : elle offrait aux regards des amateurs un lourd manchon dans lequel son bras s’engouffrait jusqu’au coude.
   Grégoire regarda par la fenêtre ; on entendait des gouttes de pluie sur le zinc ; ce temps brouillé le rendit tout mélancolique : « Si je me rendormais encore un peu pour oublier toutes ces bêtises », pensa-t-il, mais c’était absolument impossible : il avait l’habitude de dormir sur le côté droit et ne pouvait parvenir  dans sa situation présente à adopter la position voulue. Il avait beau essayer de se jeter violemment sur le flanc, il revenait toujours sur le dos avec un petit mouvement de balançoire. Il essaya  bien cent fois, fermant les yeux pour ne pas voir les vibrations de ses jambes, et n’abandonna la partie qu’en ressentant au côté une sorte de douleur sourde qu’il n’avait jamais éprouvée.  
  « Quel métier, pensa-t-il, quel métier suis-je allé choisir ! Tous les jours en voyage ! Des ennuis pires que dans le commerce de mes parents ! […] »

   Franz Kafka, La Métamorphose, 1915. Trad. Alexandre Vialatte, Gall., LP n°322 pp.7 et 8.





  
   « Sur le mur d’en face, le mille-pattes est là, à son emplacement marqué, au beau milieu du panneau.
   Il s’est arrêté, petit trait oblique long de dix centimètres, juste à la hauteur du regard, à mi-chemin entre l’arête de la plinthe (au seuil du couloir) et le coin du plafond. La bête est immobile. Seules ses antennes se couchent l’une après l’autre et se relèvent, dans un mouvement alterné, lent mais continu.
   A son extrémité postérieure, le développement considérable des pattes – de la dernière paire, surtout, qui dépasse en longueur les antennes – fait reconnaitre sans ambiguïté la scutigère, dite « mille-pattes-araignée », ou encore « mille-pattes-minute » à cause d’une croyance indigène concernant la rapidité d’action de sa piqûre, prétendue mortelle. Cette espèce est en réalité peu venimeuse ; elle l’est beaucoup moins, en tout cas, que de nombreuses scolopendres fréquentes dans la région.
   Soudain la partie antérieure du corps se met en marche, exécutant une rotation sur place, qui incurve le trait sombre vers le bas du mur. Et aussitôt, sans avoir le temps d’aller plus loin, la bestiole choit sur le carrelage, se tordant encore à demi et crispant par degrés ses longues pattes, tandis que les mâchoires s’ouvrent et se ferment à toute vitesse autour de la bouche, à vide, dans un tremblement réflexe.
   Dix secondes plus tard, tout cela n’est plus qu’une bouillie rousse, où se mêlent des débris d’articles, méconnaissables.
   Mais sur le mur nu, au contraire, l’image de la scutigère écrasée se distingue parfaitement, inachevée mais sans bavure, reproduite avec la fidélité d’une planche anatomique où ne seraient figurés qu’une partie des éléments : une antenne, deux mandibules recourbées, la tête et le premier anneau, la moitié du second, quelques pattes de grande taille, etc…
   Le dessin semble indélébile. Il ne conserve aucun relief, aucune épaisseur de souillure séchée qui se détacherait sous l’ongle. Il se présente plutôt comme une encre brune imprégnant la couche superficielle de l’enduit.»

   Alain Robbe-Grillet, La Jalousie, Les Editions de Minuit, 1957, p.127 sq.





Liens :
 - Die Verwandlung, La Métamorphose en allemand  : http://gutenberg.spiegel.de/buch/die-verwandlung-165/1