« Oh ! bien sûr que non », a dit Antoine.
Ce fut tout ;
il s’était tu. Et, à ce moment-là, Séraphin s’étant tu également, on avait
senti grandir autour de soi une chose tout à fait inhumaine et à la longue
insupportable : le silence. Le silence de la haute montagne, le silence de
ces déserts d’hommes, où l’homme n’apparaît que temporairement : alors,
pour peu qu’il soit silencieux lui-même, on a beau prêter l’oreille, on entend
seulement qu’on n’entend rien. C’était comme si aucune chose n’existait plus
nulle part, de nous à l’autre bout du monde, de nous jusqu’au fond du ciel.
Rien, le néant, le vide, la perfection du vide ; une cessation totale de l’être,
comme si le monde n’était pas créé encore, ou ne l’était plus, comme si on
était avant le commencement du monde ou bien après la fin du monde. Et l’angoisse
se loge dans votre poitrine où il y a comme une main qui se referme autour du cœur.
Heureusement que le
feu recommence à pétiller ou c’est une goutte d’eau qui tombe, ou c’est un peu
de vent qui traîne sur le toit. Et le moindre petit bruit est comme un immense
bruit. La goutte tombe en retentissant. La branche mordue par la flamme claque
comme un coup de fusil ; le frottement du vent remplit à lui seul la
capacité de l’espace. Toute espèce de petits bruits qui sont grands, et ils reviennent ;
on redevient vivant soi-même parce qu’eux-mêmes sont vivants.
Charles-Ferdinand
Ramuz, Derborence (1936), Livre de Poche p.14-15
13 février 1859
[…]
Et puis il y a le merveilleux silence d’une journée d’hiver.
Les sources des sons, comme l’eau, sont gelées ; c’est à peine si l’on
entend le tintement d’un ruisselet. Quand nous tendons l’oreille, nous
percevons seulement le bruit d’un ressac interne, qui croît et enfle dans nos
oreilles comme dans deux coquillages. C’est le dimanche de l’année, le silence
audible, ou tout au plus entendons-nous la glace éructer et crépiter comme si
elle luttait pour s’exprimer. La
connaissance éphémère d’un phénomène, quel qu’il soit, ne suffit pas pour en
faire complètement le sujet de votre muse. Vous devez être familier avec lui au
point de vous en souvenir et le
rappeler longtemps après, alors que sa beauté élyséenne se trouve reléguée à l’horizon,
seulement accessible à l’imagination.
Henry D. Thoreau, Journal (sélection Michel Granger), trad.
Brice Matthieussent, Le Mot et le Reste, 2018, p.645
Liens :
¤ Charles-Ferdinand Ramuz (1978-1947) : https://fr.wikipedia.org/wiki/Charles_Ferdinand_Ramuz
¤ Henry David Thoreau (1817-1862) : https://fr.wikipedia.org/wiki/Wikip%C3%A9dia:Articles_de_qualit%C3%A9