makhzen * مخزن N. m. De l’arabe مخزن magasin, magazine -
Il me semble que c’est durant cet été-là que j’ai inauguré
le jeu de la journée idéale, une sorte de rite que je pratiquais à partir du
Petit Echo de la mode – le plus riche en publicités des journaux que nous
achetions – après avoir lu les feuilletons et quelques rubriques. Le processus
était toujours le même. J’imaginais que j’étais une jeune fille, vivant seule
dans une grande et belle maison (variante : seule dans une chambre à
Paris). Avec chaque produit vanté dans le magazine, je construisais mon corps
et mon apparence, jolies dents (avec Gibbs), lèvres rouges et pulpeuses (rouge
Baiser), silhouette fine (gaine X), etc. J’étais vêtue d’une robe ou d’un
tailleur qu’on proposait d’acheter par correspondance, mes meubles venaient des
Galeries Barbès. Mes études étaient celles dont l’Ecole Universelle vantait les
débouchés. Je ne me nourrissais que des aliments dont les bienfaits étaient
énoncés : pâtes, margarine Astra. J’éprouvais une grande jouissance à me
créer uniquement à partir de produits figurant dans le journal – règle respectée
scrupuleusement – que je découvrais au fur et à mesure, lentement, prenant le
temps de développer chaque « réclame », d’assembler les images entre
elles et d’organiser le récit d’une journée idéale. Celle-ci consistait par
exemple à me réveiller dans un lit
Lévitan, prendre pour petit déjeuner du Banania, brosser ma « splendide »
chevelure avec du Vitapointe, travailler mes cours par correspondance, d’infirmière
ou d’assistante sociale, etc. D’une semaine l’autre, le changement de réclames
renouvelait ce jeu qui, à l’inverse de la dérive imaginaire suivant la lecture
des romans, était très actif, excitant – je fabriquais de l’avenir avec des
objets réels – frustrant car je ne parvenais jamais à établir le mode d’emploi
d’une journée entière.
C’était une
activité secrète, sans nom, et je n’ai jamais cru possible que d’autres s’y
livrent.
Annie Ernaux, La honte, in Ecrire la vie, Quarto
Gallimard, p. 264-265.
L’Express était sans doute l’hebdomadaire
dont ils faisaient le plus grand cas. Ils ne l’aimaient guère, à vrai dire,
mais ils l’achetaient, ou, en tout cas, l’empruntant chez l’un ou chez l’autre,
le lisaient régulièrement, et même, ils l’avouaient, ils en conservaient souvent
de vieux numéros. […]
Où auraient-ils pu
trouver plus exact reflet de leurs goûts, de leurs désirs ? N’étaient-ils
pas jeunes ? N’étaient-ils pas riches, modérément ? L’Express leur offrait tous les signes
du confort : les gros peignoirs de bain, les démystifications brillantes,
les plages à la mode, la cuisine exotique, les trucs utiles, les analyses
intelligentes, le secret des dieux, les petits trous pas chers, les différents
sons de cloche, les idées neuves, les petites robes, les plats surgelés, les
détails élégants, les scandales bon ton, les conseils de dernière minute.
Ils rêvaient, à
mi-voix, de divans Chesterfield. L’Express
y rêvait avec eux. Ils passaient une grande partie de leurs vacances à courir
les ventes de campagne ; ils y acquéraient à bon compte des étains, des
chaises paillées, des verres qui
invitaient à boire, des couteaux à manche de corne, des écuelles patinées dont
ils faisaient des cendriers précieux. De toutes ces choses, ils en étaient
sûrs, l’Express avait parlé.
[…]
Dans le monde qui
était le leur, il était presque de règle de désirer toujours plus qu’on ne
pouvait acquérir. Ce n’était pas eux qui l’avaient décrété ; c’était une
loi de la civilisation, une donnée de fait dont la publicité en général, les
magazines, l’art des étalages, le spectacle de la rue, et même, sous un certain
aspect, l’ensemble des productions communément appelées culturelles, étaient
les expressions les plus conformes.
Georges Perec, Les
choses. Une histoire des années 60, Julliard, p.38 à 42
& & &
Note bibliographique :* Pour l'étymologie de ces mots, voir Salah Guemriche, Dictionnaire des mots français d'origine arabe, Seuil, p.506 et également Alain Rey, Le voyage des mots. De l'Orient arabe et persan vers la langue française (calligraphies de Lassaâd Metoui), éd. Guy Trédaniel, p.166 et 169.
Photos:
- Divers numéros du Petit Echo de la mode des années 30
- Publicité pour l chocolat. Les Annales du 19 novembre 1911
- Publicité pour un voyage en Afrique du Nord. Les Annales du 30 décembre 1923
La fascination pour les produits de consommation, sublimée par l'invention et la poésie de la littérature...
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