Chez Yvan
[…]
YVAN. OK,
j'arrête. Tu veux boire quelque chose ?
MARC. Un Perrier, si tu as.
Tu as vu Serge ces derniers jours ?
YVAN. Pas vu. Et toi ?
MARC. Vu hier.
YVAN. En forme ?
MARC. Très.
Il vient de s'acheter un tableau.
YVAN. Ah bon ?
MARC. Mmm.
YVAN. Beau ?
MARC. Blanc.
YVAN. Blanc ?
MARC. Blanc.
MARC. Un Perrier, si tu as.
Tu as vu Serge ces derniers jours ?
YVAN. Pas vu. Et toi ?
MARC. Vu hier.
YVAN. En forme ?
MARC. Très.
Il vient de s'acheter un tableau.
YVAN. Ah bon ?
MARC. Mmm.
YVAN. Beau ?
MARC. Blanc.
YVAN. Blanc ?
MARC. Blanc.
Représente-toi une toile d'environ un mètre soixante
sur un mètre vingt… fond blanc… entièrement blanc… en diagonale, de fines
rayures transversales blanches… tu vois… et peut-être une ligne horizontale
blanche en complément, vers le bas…
YVAN. Comment tu les vois ?
YVAN. Comment tu les vois ?
YVAN. Les
lignes blanches. Puisque le fond est blanc, comment tu vois les lignes ?
MARC. Parce que je les vois. Parce que mettons que les lignes soient légèrement grises, ou l'inverse, enfin il y a des nuances dans le blanc ! Le blanc est plus ou moins blanc !
MARC. Parce que je les vois. Parce que mettons que les lignes soient légèrement grises, ou l'inverse, enfin il y a des nuances dans le blanc ! Le blanc est plus ou moins blanc !
YVAN. Ne
t'énerve pas. Pourquoi tu t'énerves ?
MARC. Tu cherches tout de suite la petite bête. Tu ne me laisses pas finir !
YVAN. Bon. Alors ?
MARC. Bon. Donc, tu vois le tableau.
YVAN. Je vois.
MARC. Maintenant tu vas deviner combien Serge l'a payé.
YVAN. Qui est le peintre ?
MARC. Tu cherches tout de suite la petite bête. Tu ne me laisses pas finir !
YVAN. Bon. Alors ?
MARC. Bon. Donc, tu vois le tableau.
YVAN. Je vois.
MARC. Maintenant tu vas deviner combien Serge l'a payé.
YVAN. Qui est le peintre ?
MARC.
Antrios. Tu connais ?
YVAN. Non. Il est coté ?
MARC. J'étais sûr que tu poserais cette question !
YVAN. Non. Il est coté ?
MARC. J'étais sûr que tu poserais cette question !
YVAN.
Logique…
MARC. Non, ce
n'est pas logique…
YVAN. C'est logique, tu me demandes de deviner le prix, tu sais bien que le prix est en fonction de la cote du peintre…
MARC. Je ne te demande pas d'évaluer ce tableau en fonction de tel ou tel critère, je ne te demande pas une évaluation professionnelle, je te demande ce que toi Yvan, tu donnerais pour un tableau blanc agrémenté de quelques rayures transversales blanc cassé.
YVAN. Zéro centime.
MARC. Bien. Et Serge ? Articule un chiffre au hasard.
YVAN. Dix mille.
MARC. Ah ! ah !
YVAN. Cinquante mille.
YVAN. C'est logique, tu me demandes de deviner le prix, tu sais bien que le prix est en fonction de la cote du peintre…
MARC. Je ne te demande pas d'évaluer ce tableau en fonction de tel ou tel critère, je ne te demande pas une évaluation professionnelle, je te demande ce que toi Yvan, tu donnerais pour un tableau blanc agrémenté de quelques rayures transversales blanc cassé.
YVAN. Zéro centime.
MARC. Bien. Et Serge ? Articule un chiffre au hasard.
YVAN. Dix mille.
MARC. Ah ! ah !
YVAN. Cinquante mille.
YVAN. Non ?!
MARC. Si.
YVAN. Vingt briques ??!
MARC. …Vingt briques.
YVAN. …Il est dingue !…
MARC. N'est-ce pas ?
YVAN. Vingt briques ??!
MARC. …Vingt briques.
YVAN. …Il est dingue !…
MARC. N'est-ce pas ?
Yasmina Reza, « Art » (création, 1994),
Magnard, p.21 à 23
[…]
C’est un jour un peu particulier ; la galerie [Castelli],
comme beaucoup d’autres dans la ville, est en deuil pour protester contre la sentence
d’un magistrat qui a condamné un artiste – ou peut-être une exposition ou une
performance – pour obscénité. Les tableaux – tous ces tableaux que les
visiteurs raffinés viennent voir des quatre coins du monde et dont ils s’approchent
comme d’objets de culte – sont drapés de noir ; des carrés et des
rectangles accrochés aux murs, cachés par le même tissu noir, tous identiques
sauf par leurs dimensions. La galerie est évidemment déserte ; ceux qui la
fréquentent sont des gens avertis, généralement bien informés de ce qui se
passe dans ce temple du postmoderne et de tous les post possibles et
imaginables ; ils savent donc que ce jour-là on ne pourra voir aucun
tableau.
Assis sur une
banquette, Marisa et moi bavardons avec Castelli.
[…]
A un moment
donné entre une jeune femme, une visiteuse. N’ayant pas entendu parler de la
protestation, elle croit se trouver devant une exposition, proposée peut-être
par une nouvelle école de peinture. Elle s’arrête devant chaque tableau, c’est-à-dire
devant chaque morceau de drap noir, s’en éloignant et s’en rapprochant pour
mieux l’observer, elle s’assied et prend soigneusement des notes ; cette
peinture jamais vue auparavant semble lui plaire et la convaincre. Castelli me
regarde un instant avec un soupçon d’embarras, puis nous recommençons à parler
de choses d’autrefois, pendant que la visiteuse poursuit sa découverte d’une nouvelle
tendance artistique.
12 septembre 1999
Claudio
Magris, Instantanés (2016), trad. de
l’italien, J. et M.-N. Pastureau, Gallimard\L’Arpenteur, 2018, p.24 à 26
Liens :
¤ Yasmina Reza sur Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Yasmina_Reza
¤ A propos de Art : https://fr.wikipedia.org/wiki/%C2%AB_Art_%C2%BB
¤ Sur Claudio Magris (Trieste 1939) : https://fr.wikipedia.org/wiki/Claudio_Magris
Un très bel essai de Claudio Magris servi par une belle écriture : Danubio (1986) - Publié en français sous le titre Danube, traduit par Jean et Marie-Noëlle
Pastureau, Paris, Gallimard, coll. « L'Arpenteur », 1988 ;
réédition, Paris, Gallimard, coll. « Folio » no 2162,
1990.
¤ à propos de Léo Castelli (Trieste 1907- New York 1999), galeriste new-yorkais : https://fr.wikipedia.org/wiki/Leo_Castelli
Voir également en référence à "Art" :
¤ Composition suprématiste : carré blanc sur fond blanc (1918) de Kasimir Malevitch : https://fr.wikipedia.org/wiki/Carr%C3%A9_blanc_sur_fond_blanc
Voir également en référence à "Art" :
¤ Composition suprématiste : carré blanc sur fond blanc (1918) de Kasimir Malevitch : https://fr.wikipedia.org/wiki/Carr%C3%A9_blanc_sur_fond_blanc