dimanche 23 novembre 2025

 

Une fois, assez longtemps après mon arrivée au bagne, j’étais étendu sur le bat-flanc en proie à de pénibles pensées. Bien qu’il fût trop tôt pour dormir, Ali, toujours actif et laborieux d’ordinaire, ne faisait rien ce soir-là, car les frères observaient alors une fête musulmane. Il était couché, un bras sous sa tête, et réfléchissait. Tout à coup il me demanda :

        Pourquoi te sens-tu si triste ?

Je le regardai avec surprise, trouvant étrange cette question sans détours de la part d’Ali, toujours si délicat, si plein de tact, si clairvoyant de cœur. Mais en le considérant avec plus d’attention, je vis son visage refléter tout le chagrin, toute l’angoisse du souvenir, et je compris aussitôt combien lui-aussi à cette minute même se sentait malheureux. Je lui en fis la remarque. Il poussa un profond soupir et sourit amèrement. J’aimais son sourire toujours affable, toujours cordial et qui découvrait en outre deux rangées de dents éblouissantes qu’aurait pu envier la plus belle file du monde.

        Dis-moi, Ali, tu penses à la fête qui se passe chez vous au Daghestan. Il fait donc bien beau là-bas ?

        Oh, oui ! répondit-il avec exaltation, tandis que ses yeux s’illuminaient. A quoi vois-tu que j’y pense ?

        La belle malice ! Comme si on n’était pas mieux là-bas qu’ici !

        Oh ! pourquoi dis-tu ça? …

        Maintenant quelles fleurs il doit y avoir chez vous, quel paradis !

        Oh ! tais-toi, tais-toi !...

Son agitation devenait extrême.

        Écoute, Ali, tu avais une sœur ?

        Oui, pourquoi ?

        Elle doit être belle si elle te ressemble !

        Ça ne se compare pas ! Elle est si belle qu’on ne trouverait pas sa pareille dans tout le Daghestan ! Ah, qu’elle est belle ! Jamais tu n’as vu de femme comme elle ! D’ailleurs ma mère aussi était belle.

        Et tu l’aimes, ta mère ?

        Ah, que me demandes-tu là ! Elle est bien sûr morte de chagrin à cause de moi ! J’étais son préféré, elle m’aimait plus que ma sœur, plus que mes frères… Je l’ai vue venir à moi en rêve, cette nuit, et elle pleurait.

Il se tut et ne redit pas un seul mot de toute la soirée.

Dostoïevski, Souvenirs de la maison des morts, trad. H. Mongault et L. Désormonts, Bibl. de la Pléiade (1950), p.971-972

 

photo, Londres 2010 ©MP 

vendredi 21 novembre 2025

L'arbre et le langage.

 J'escaladai un talus et m'allongeai sous un arbre. C'était un peuplier ou un aulne. Pourquoi n'en ai-je pas retenu l'espèce? Parce que, tandis que ej contemplais sa frondaison et suivais son mouvement, d'un coup l'arbre s'empara du langage en moi, de sorte qu'encore une fois s'accomplit en ma présence le rite antique des noces de l'arbre et du langage. Les branches, et la cime avec elles, balançaient le pour et le contre, ou bien déclinaient avec hauteur; les rameaux ne cachaient pas leur inclination et leur extrême inaccessibilité; le feuillage, sous l'âpre caresse d'un courant d'air, se hérissait, frémissait de toutes ses feuilles ou faisait le gros dos; le tronc campait sur ses positions, et une feuille prenait ombrage d'une autre. Un vent léger jouait un air nuptial et aussitôt, en paroles imagées, dispersa aux quatre coins du monde les rejetons tôt jaillis de cette union.

Walter Benjamin, Brèves ombres, trad. Maurice de Gandillac, revue par Pierre Rusch, in Œuvres II p.350, Folio essais, 2000.

 

dimanche 26 octobre 2025

 

Automne malade


Automne malade et adoré
Tu mourras quand l’ouragan soufflera dans les roseraies
Quand il aura neigé
Dans les vergers

Pauvre automne

Meurs en blancheur et en richesse
De neige et de fruits mûrs
Au fond du ciel
Des éperviers planent
Sur les nixes nicettes aux cheveux verts et naines
Qui n’ont jamais aimé

Aux lisières lointaines
Les cerfs ont bramé

Et que j’aime ô saison que j’aime tes rumeurs
Les fruits tombant sans qu’on les cueille
Le vent et la forêt qui pleurent
Toutes leurs larmes en automne feuille à feuille
Les feuilles
Qu’on foule
Un train
Qui roule
La vie
S’écoule

Guillaume Apollinaire, Alcools, 1913

samedi 18 octobre 2025

 L'ARBRE

   C'était une coutume à Chaminadour dans ce temps-là que ceux qui possédaient une châtaigneraie louassent pour l'année à un indigent chacun des châtaigniers qui la composaient. Ainsi pouvait-on avoir, si pauvre qu'on fût, au moins son arbre à soi, à l'ombre duquel on s'asseyait l'été, avant d'en cueillir les fruits l'automne et de se chauffer l'hiver de ses ramures.

Marcel Jouhandeau, Chaminadour, LP 1967 p.61 

 

Ph. Expo Grandeur Nature II, Château de Fontainebleau, 2025. Arbre en bronze, nom de l'artiste non relevé.

 

 

mercredi 17 septembre 2025

 


                   L'Homme qui n'y comprend rien.

Telle chose vient 

telle autre se passe

telle autre s’en va.

Ne trouvez-vous pas

qu’on n’y comprend rien ?

 

Bien souvent les hommes

se trouvent mêlés

à leur propre vie

sans avoir compris

ce qui s’est passé.

 

Tenez une histoire

pas très compliquée

pourtant quel mystère !

J’étais sur le quai,

elle dans le train ;

le train est parti,

et je suis resté

debout sur le quai ;

Jamais depuis lors

je ne l’ai revue

je n’ai rien compris

                                                          Que s’est-il passé ? 

                                                          Que s’est-il passé ?


                   Jean Tardieu, in recueil Le fleuve caché, p.172, Poésie/Gallimard 


 

 

jeudi 11 septembre 2025

 

 


                                 

Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur
D'aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble !
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.

Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

Des meubles luisants,
Polis par les ans,
Décoreraient notre chambre ;
Les plus rares fleurs
Mêlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs de l'ambre,
Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
Tout y parlerait
À l'âme en secret
Sa douce langue natale.

Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux
Dont l'humeur est vagabonde ;
C'est pour assouvir
Ton moindre désir
Qu'ils viennent du bout du monde.
- Les soleils couchants
Revêtent les champs,
Les canaux, la ville entière,
D'hyacinthe et d'or ;
Le monde s'endort
Dans une chaude lumière.

Là, tout n'est qu'ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
 

Charles Baudelaire. 

lundi 18 novembre 2019

Le rideau déchiré



                        


                                   RIDEAU



Par une déchirure du rideau en papier,
il vit un théâtre profond, obscur et vide. Alors
il entra, revêtu de son costume, sur la scène illuminée
et tira le rideau lui-même. C’était là
en tout et pour tout son rôle. De la galerie
tomba le marteau de l’électricien. Et soudain
les poulies remontèrent la forêt en papier,
le palais en papier et les deux réverbères.
Seule la fausse lune, énorme, resta en place.
                                                               Samos, 26.IX.71

                  Yannis Ritsos, Le mur dans le miroir et autres poèmes, trad. D. Grandmont, Poésie/Gallimard, p.89


§ § § 

                   Liens : Yannis Ritsos sur Wikipedia :
                  https://fr.wikipedia.org/wiki/Y%C3%A1nnis_R%C3%ADtsos