Le 9 mars
C‘est un triste matin d’hiver, enfoui sous une aube glacée,
sans lumière, profondément enseveli sous des couches de brume. Froid et
incolore, absolument décoloré, comme si chacune des sept couleurs était
enfermée dans son tube…Comme si ce matin évitait soigneusement d’entrebâiller
l’horizon, d’appeler ou de promettre, de secouer les heures du réveil … Même le
vent qui souffle de plus en plus fort, comme pour annoncer l’orage, bien
qu’énumérant regrets et reproches, tout chargé de silence, ne sait rien exprimer
de dicible. Un court jour d’hiver qui, son début et sa fin noués dans une même
immense et morne obscurité, ne sait pas dans quelle direction s’écouler,
naviguant au fil des hésitations et des indécisions … Comme une phrase destinée
à être coupée en deux.
Asli Erdogan, Le silence même n’est plus à toi, chroniques,
trad. du turc par J. Lapeyre de Cabanes, Actes Sud 2017
Voglio vivere una
favola *
vendredi 9 mars 1990
Ce mars-ci ne ressemble pas à 86, mais il est
aussi peu « sûr », interruption dans le travail d’écriture, pour
raisons extérieures, cette prestation sur S. de Beauvoir (j’ai une indigestion
de lettres à Sartre). Énervement du livre de K.** présente à Apostrophes***. De plus, je m’efforce de
radicaliser le travail de deuil concernant S. : je ne fais plus de russe.
B., le charmant jeune homme de l’été 88 (deux ans bientôt) passe à la maison
jeudi soir, les fantasmes m’ont repris, au point de mal dormir, d’imaginer le
possible, plutôt impossible (ne vient-il pas que pour ses « nouvelles »,
le désir d’être édité ?). Je suis
très vulnérable, si physique, pas nouveau, mais de plus en plus depuis sept
ans, depuis ma liberté retrouvée. Ces rapports avec lui sont une petite chose bizarre,
à Neuilly d’abord, puis dans le café boulevard Saint-Germain – revu deux fois
en 89, avec ennui, à cause de S. – une fois il y a un mois, au Pont-Royal, avec
plus d’intérêt, même assez. Quelle suite ? Au téléphone, sa voix un peu
tremblante, émue, quelle douceur, mais c’est simplement que je l’impressionne.
A moins qu’il n’ait aussi quelque désir qu’il ignore. Avec lui, c’est l’espérance
– trop attachante hélas – d’une initiation vague.
Annie Ernaux, Se perdre (2001), in Annie Ernaux, Ecrire la vie,
Quarto Gallimard, p.867-868
& & &
Notes personnelles :
* Exergue au livre d’Annie Ernaux : « Voglio vivere una favola [Je veux vivre
une histoire] Inscription anonyme sur les marches de l’église Santa Croce, à
Florence » (ibidem p. 698)
** Julia Kristeva (invitée vraisemblablement pour son roman Les Samouraïs paru la même année 1990)
*** Apostrophes :
Apostrophes fut une
émission de télévision littéraire française créée et
animée par Bernard Pivot sur Antenne 2 entre le 10 janvier 1975 et le 22 juin
1990, chaque vendredi soir.
Liens :
¤ Asli Erdogan :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Asl%C4%B1_Erdo%C4%9Fan
¤ Annie Ernaux à Apostrophes, archives INA : http://www.ina.fr/video/I04233225
¤ Apostrophes, à propos de cette émission : https://fr.wikipedia.org/wiki/Apostrophes